(lettre à) Olivier Domerg, à propos de “La Verte traVersée”, par Jean-Pascal Dubost

Cher Olivier,

Tu m’envoies tes livres régulièrement et amicalement, mais je n’ai jamais pu écrire quelque retour de lecture critique que ce soit, pour ce que, depuis le temps que je te lis, depuis tes premières plaquettes publiées à Encres Vives ou aux éditions Derrière la Salle de Bains, de frêles rivières qui se sont transformées durant leur course en livres fleuves, ton entreprise poétique est d’une régularité et d’une ampleur qui n’ont de cesse de m’impressionner au point de me clouer le bec et de planter mon stylo dans le non-faire. Et pourtant, à la réception de chacun de tes livres, je te lis. Comme celui-ci, né de plusieurs séjours dans le Cantal, né de tes notes prises in situ, de documents rassemblés, des photos de ta complice Brigitte Palaggi et sous l’impulsion d’un ami poète qui te commanda un dizain pour l’inclure dans son livre La Sauvagerie (je parle de Pierre Vinclair bien sûr), et que tu reprends en ouverture.

Ce long préambule étant posé, pourquoi est-ce que je me risque au jour d’huy à te livrer quelques impressions de lecture de La Verte traVersée ? Possible est que le dizain ne soit pas étranger à mon déblocage. D’abord le dizain d’origine, qui fait écho aux dizains du livre sus-cité, écho amplifié au sens où si celui-ci est une sonnette d’alarme tirée pour alerter sur la situation animale catastrophique, le tien est un signe destiné à alerter sur la situation pas moins catastrophique d’un règne végétal sur le point de perdre son royaume ; pensant, disant cela, pour commencer par la fin, et parce que notre planète est au commencement de sa fin, pensant particulièrement à l’avant-dernière section de ton ouvrage, « La traversée verte », qui est un véritable chant désespéré devant la désastre écologique en cours :

« Prendre conscience que, dans la nature,
Le moindre brin d’herbe purge le ciel,
Fixe le CO2 et renouvelle

L’oxygène, dont nous avons tant besoin ! »

Vos deux livres s’unissent pour élever un chant écologiste et de résistance poétique.

Pour en revenir au dizain, ton livre est donc séquencé en 19 poèmes (plus un cahier photos), tous faits de strophes carrées, ce qui ne manqua pas de générer une dynamique de lecture mêlant l’enthousiasme, de la jubilation, quelques colères aussi, des questionnements sinon un divin transport devant autant de force à dire un paysage. As-tu fait ce choix formel pour, à l’instar des photographies de Brigitte Palaggi, cadrer ton sujet ? Cadrant bien les choses, le dizain décasyllabique donne un certain rythme au poème, du moins dans la façon que tu as de le construire avec irrégularité prosodique dans sa régularité formelle, comme peut l’être un paysage, si divers et multiforme et varié et pourtant cadré par l’œil : irrégularité matérialisée par des rimes riches, pauvres, assonancées, croisées, embrassées, décroisées, des homéotéleutes, des vers blancs, des mots coupés à l’enjambement, des justifications de vers tantôt à droite, tantôt à gauche, tout cela esquissant à l’œil déclivités, reliefs, sinuosités et courbes. Es-tu dans l’injonction horatienne ? Que la poésie soit comme la peinture  (Ut pictura poesis erit) ? Ou comme la photographie ? Je dirais que ton livre est plutôt dans la recherche d’une correspondance de mouvements entre paysage-photo-poésie, rien n’est comme, mais veut s’en rapprocher pour rapprocher le lecteur de ce qui n’est pas la seule évocation d’un paysage départemental, mais plus que ça : « cette grammaire du Cantal »  bouge sous nos yeux pour « S’interroger sur tout ce qui paraît » ; c’est le fondement de ta poétique paysagère :

« Paysage est plus que ce que l’on voit,
Et bien plus que n’en peut chanter ma voix !
Quelque chose dépasse notre étude,
Met en défaut la prétention des mots. »

Ton livre n’est pas dépourvu d’une dimension politique (« La poésie n’est pas sans mobile ») ; quelle est la place de l’homme au sein du paysage qu’il détruit, que tu tentes de préserver par le verbe ? Tes observations sont d’une acuité peu commune ; tes descriptions, abondantes, précises, bougées, pensives, et ruminées pour transformer ton paysage de mots (comme dirait James Sacré) ; dans l’imperceptible tu perçois les mouvements infimes de transformations du paysage et par là tout le mouvement du monde, mais dans ce qu’il peut avoir de désespérément beau :

« Les mâchoires des vaches participent
de la transformation du paysage »

Tu nous fais désespérer devant autant de beauté destinée à disparaître. Ton livre est autant émerveillant qu’il est démoralisant.

Eloigné de tout lyrisme de l’inquiétude, avec distance, effacement subjectif, comme toujours tu le fais et souvent avec ironie mordante, tu te fonds et t’enfonces dans le paysage avec une énergie verbale qui donne l’impression très nette d’un paysage qui bouge sous nos yeux, prend des couleurs (de vert et de jaune surtout, couleurs du printemps, de la reverdie, de la renaissance… signes discrets d’espoir cultivé par toi ?), au point quasi que ce mouvement d’hypotypose fait du paysage un être mouvant, et vivant, et par ce fait, est plus à même de travailler notre prise de conscience qu’une déploration lyrique qui ira de toute façon dans le sens d’une acceptation sinon d’un renoncement, or, tu n’es pas dans cette disposition d’esprit. Par cette entremise rhétorique, Il y a volonté d’attraper lecteur par le colbac sans le séduire pour imposer le vert dans son esprit, « Dominante, la couleur est le VERT ! », et, à force de faire du mot « vert » une force itérative, tu veux le convaincre de regarder :

« VERT veille sur nous, veille sur le MONDE.
VERT est cette respiration muette.
VERT est cette « multitude du paître ».
VERT est ce qui se propage, telle l’onde,
Sur la prairie qu’agite le vent.
VERT, ce souffle, rendu visible un temps !
VERT la flore, l’unité picturale
Ô VERT babillard d’un Babel prairial
Renvoyant le volcan inaugural
Dans l’oubli caressant du végétal ! »

Ta verve du verbe de l’herbe verte en vers verts fait que tu as fondu les uns dans les autres, de la belle œuvre, du beau vherbe.

J’ai eu par moments le sentiment que tu voulais faire œuvre de mémoire ; celle de retenir par le poème ce que des générations à venir ne verront pas.

Le principal sens mis en branle est celui de la vue, comme chez le photographe, et nous conduit vers le cahier final de Brigitte Palaggi, dont les photographies qui le composent alimentent la réflexion posée par toi en amont. Les photographies sont ton œil objectif, ou plutôt, pensai-je à l’instant, autant de daimons posés sur ton épaule saisissant le paysage dans son mouvement pour t’en transmettre l’énergie.

Chant désespéré, louange de la nature, hymne à la beauté, éloge du vert, « Cette verve de la verte illusion » est une odyssée de l’œil à travers le vert du Cantal, l’odyssée d’une percée mouvementée dans un règne végétal cachant difficilement son déclin.

Jean-Pascal Dubost


Olivier Domerg, La Verte traVersée, photographies de Brigitte Palaggi, L’Atelier Contemporain, 2022, 310 p., 25€