Cécile A.Holdban entraîne ici le lecteur de Poesibao à la découverte de la poésie du poète grec Níkos Kavvadías (1910-1975)
Níkos Kavvadías, Courants noirs, traduction du grec et préface de Pierre Guéry, Signes et Balises, 2022, 397 p., 25€
Profondément grec dans l’âme, sorte d’Ulysse croisé de Blaise Cendrars, Níkos Kavvadías (1910-1975) va pourtant passer toute la vie ou presque à bord des navires marchands où il compose, pendant ses quarts et les escales, les poèmes de ses trois recueils, Marabout (Μαραμπού, 1933), Brume (Πούσι, 1947) et Travérso (Τραβέρσο, 1974). Réunis avec un large ensemble de poèmes épars et inédits, publiés dans des revues, envoyés à des correspondants ou retrouvés dans les papiers de l’auteur du Quart, ils forment l’œuvre poétique complète traduite, préfacée et annotée par Pierre Guéry, qui vient de paraître aux éditions Signes et Balises.
Níkos Kavvadías a été le contemporain de trois des plus grands noms de la poésie grecque moderne : Cavafy, Elýtis et Seféris, dont il était l’ami. Mais, comme l’écrit Gilles Ortlieb dans Des orphelins (Gallimard « L’Un et l’Autre », 2007) : « Alors que les poètes de son temps se ruent dans le vers libre (c’est l’époque où le surréalisme grise et recrute en Grèce ses premiers adeptes), lui choisit au contraire de se corseter dans la forme la plus traditionnelle, avec rimes croisées ou entrelacées, à laquelle il restera jusqu’au bout indéfectiblement attaché ». Par ailleurs, Kavvadías utilise la langue démotique, qui mêle l’argot des marins à un vocabulaire recherché, volontairement archaïque, dans la grande tradition du rebétiko, genre musical populaire grec apparu après la « Grande catastrophe » (l’expulsion des Grecs d’Asie mineure). Le mélange caractérise la voix unique de Kavvadías dont Pierre Guéry nous dit qu’elle est « voyageuse, inventive, familière et mystérieuse à la fois, bigarrée, libre et provocante [,] vivante et incarnée, […] prise dans la géographie et l’histoire, mais […] créant une nouvelle mythologie de la navigation et de la mémoire. »
Si de son vivant, et bien qu’imprimé à ses frais, à seulement 245 exemplaires, son premier recueil Marabout était devenu « vite populaire chez les gens de mer, dont plusieurs générations réciteront mainte strophe par cœur », la poésie de Kavvadías a joui également d’une grande popularité grâce aux compositeurs et aux chanteurs qui l’ont adaptée dans les années 1970 et 1980. On doit ainsi l’une de ces plus célèbres adaptations au groupe Xebarki qui n’a sorti qu’un seul album, en 1986, S/S Ionion 1934, constitué de onze chansons, sur onze poèmes de Kavvadías.
On songe en lisant Kavvadías à Blaise Cendrars mais à un Cendrars dont le Transsibérien serait devenu un cargo, aux romans marins de Jack London ou Pierre MacOrlan, à Louis Brauquier et ses îles lointaines, aux cartes postales de Henry-Jean-Marie Levet ou bien encore aux vieux mathurins de l’un des derniers recueils de Herman Melville, John Marr :
J’ai vu trois choses qui se ressemblent en ce monde.
Les écoles rutilantes, mais sinistres, des pays occidentaux,
l’obscurité et la crasse des avant-postes sur les cargos,
et les hôtels de passe avec leurs filles perdues.
Ces trois choses évidemment différentes
ont une étrange parenté :
à toutes manquent
le mouvement, le confort et la gaieté.
Níkos Kavvadías est un Ulysse de marine marchande. Les sirènes sont les filles de joie des ports où il fait escale (« L’enfer aussi a ses bordels »), au cours de son interminable Odyssée, Polyphème est un marin affronté au cours d’une rixe dans quelque bar mal famé, une nuit trop arrosée, et Argos, le fidèle Argos, c’est le camarade de quart, avec lequel, pour passer le temps, on se raconte des histoires, celles que l’on a entendues au cours de précédentes traversées, ou bien la sienne. Où l’on se confie aussi :
J’aime tout ce qui est triste sur terre,
les yeux voilés de douleur, les gens malades,
les arbres nus et les jardins déserts,
les cités mortes et les lieux sans lumière. […]
J’aime dans ce monde tout ce qui pleure,
parce que ça me ressemble.
Le monde que sillonne Kavvadías distille un exotisme qui ne tient pas uniquement à la géographie et au dépaysement des lieux, mais aussi à une toponymie disparue, quand les contrées et les villes s’appelaient Dahomey, Siam, Annam, Cochinchine, Batavia, Ceylan, etc. Ces noms, à eux seuls, nourrissent un imaginaire. Ils portent également une nostalgie, ou plutôt, écrit Pierre Guéry dans sa préface à Courants noirs, ce « sentiment d’étrangeté et d’exil que les Grecs nomment xenitia ». La « belle et étrange patrie » des Grecs, comme disait Elýtis, étant à la fois un territoire maritime et terrestre, peut-être faut-il y voir l’origine de cette xenitia. Níkos Kavvadías incarne parfaitement ce sentiment de déracinement à la fois subi et volontaire. Ce qu’illustrent les premiers vers du poème « Mal du départ » :
Toute ma vie je resterai l’amoureux, l’idéal et abject,
des voyages lointains et des étendues bleues,
et je mourrai un soir pareil à d’autres soirs
sans avoir dépassé l’horizon vaporeux.
La poésie de Kavvadías ne tend pas vers la recherche formelle. Elle s’emploie à fixer une forme d’oralité vivante, où les grands espaces s’entrecroisent avec les pensées, les sentiments, les questionnements personnels. Ces Courants noirs qui donnent leur titre à cette somme poétique, sont autant ceux des fonds océaniques et du large, que ces pensées qui ne peuvent vous venir qu’au plus fort de la nuit, pendant un quart. C’est déjà ce qu’il écrivait dans ces premiers vers d’un poème composé à dix-huit ans :
Mon âme a bien des secrets qu’elle garde cachés
en ses obscures profondeurs ; si sombres
que la mer elle-même échoue à les masquer ; que le corail
craint de les voir et qu’ils soient dévoilés.
Ce qui fait le succès de cette poésie, c’est qu’elle s’inscrit dans une époque où les distances se sont réduites (« Autrefois, les bateaux étaient pour nous comme un rêve secret ; / aujourd’hui, le monde est devenu page blanche »), mais où beaucoup de ses contemporains, par nécessité plus que par choix, ont été contraints à l’exil. Il y a là une forme d’universalité, dont l’authenticité saute aux yeux. À travers son expérience de marin, Kavvadías médite sur la condition de l’homme, avec un mélange d’âpreté et de tendresse, qui se rencontrent au mascaret d’un humour désabusé. Kavvadías s’inscrit dans une tradition, dont la structure en classiques strophes de quatre vers est l’expression formelle, pour décrire la modernité, dont il éprouve la brutalité. Les guerres, les voyages au long cours font naître un curieux sentiment commun de déréliction. Cette vie en mer avec ses amours amères est merveilleusement condensée dans l’un des plus beaux poèmes de Marabout :
Les prières des marins
Juste avant le coucher, les marins japonais
vont se trouver un coin tranquille à la proue
et en silence prient très longtemps à genoux
devant un gros Bouddha doré à la tête penchée.
Vêtus de longues tuniques qui leur tombent jusqu’aux pieds,
mâchant des boules de riz, les petits Chinois jaunes
font leurs prières d’une voix haut perchée,
tournés vers un autel en bronze d’où monte une fumée.
Les coolies au corps lourd et grotesque
se tiennent à genoux, les yeux rivés au sol,
et les Arabes, en rythme, se balancent lentement
et maudissent la mort en grommelant.
Les gars d’Europe se tiennent bras écartés,
récitent des flots d’oraisons extatiques
et marmonnent des chants, des hymnes catholiques
qu’ils ont appris tout petits quand ils allaient à l’église.
Les Grecs, eux, prennent un air douloureux,
se signent par habitude avant de s’affaler,
et commencent à voix basse un “Notre Père…”
et font un signe de croix sur leurs coussins crasseux.
Cécile A. Holdban