Marc Wetzel porte ici à la connaissance du lecteur de Poesibao ce livre de l’écrivain, universitaire et philosophe Michel Guérin
Michel Guérin, Le Signe et la touche, philosophie du toucher, Hermann, 2023, 108 pages, 10€
Que fait-on quand on écrit, c’est-à-dire quand on marque manuellement des signes sur page ou inscrit sur écran des caractères ? On allie, répond Michel Guérin (1946), une percussion à une position; une percussion pour faire la marque (même effleurer, ou tapoter, c’est déjà heurter), une position pour laisser là le signe, l’abandonner au passage pour le laisser pleinement être en son « port d’attache » – être à sa place, durablement et potentiellement pour d’autres – (inscrire, c’est déjà léguer). L’écriture ne « frappe » donc que pour (dé)poser, et elle dépose, avec légèreté, sinon toujours douceur, le signe marqué – comme on pondrait (précautionneusement) un œuf de sens, une référence qu’on laisse là éclore, et dont on « habilite » en quelque sorte l’initiative propre, en tout cas la puissance d’être lu. Écrire « touche » son support pour justement ne plus y toucher : au tour des caractères (« fructueusement abandonnés ») de faire monde à partir d’eux-mêmes, d’être jetons de présence – et en tout cas moyens (si peu matériels eux-mêmes qu’ils semblent, dit Guérin, prendre la matière en « otage » de leurs tours d’esprit) du sens !
Comme dessiner, écrit l’auteur, peut être soit « mimétique » (produire une image d’après l’objet), soit « démiurgique » (initier une présence, faire apparaître – par traits et lignes – le visible à partir de ce qu’il doit à l’invisible), écrire peut être soit documentaire (en renseignant ce qui est, consignant des indications de réalité, exposant ce qui est un fait par ailleurs), soit épiphanique (noter du pur possible, inscrire ce qui donnerait à penser, instaurer du sens – comme font peut-être comptable et scribe eux-mêmes à leurs moments perdus …) ; mais même la notation épiphanique (qui fait apparaître du dicible à partir de ce qu’il doit à l’indicible) marie « frapper » des touches à « poser » des signes : c’est une frappe qui lâche prise, qui, loin de se poser là, se retient et se retire (se désiste) pour que le signe, inscrit lui, « tienne », c’est-à-dire se maintienne, se soutienne des autres signes là où avec lui ils sont, et s’entretienne avec tout lecteur. Aux deux gestes élémentaires de toute technique (que Guérin reprend à son maître Leroi-Gourhan) – préhension (pincer, saisir, accrocher, contenir …) et percussion (frapper, percer, gratter, fendre, scier, emboutir …), l’écriture ajoute au second celui – discret mais décisif, patient mais endurant, temporisateur mais continu – de la position/déposition (comme d’un échafaudage, d’une cale, d’une plainte, de liquidités bancaires, d’un gage, d’un bilan, d’une réclamation, d’une colle ou d’un « temps mort » …) : sorte de « troisième main » proprement humaine, estime l’auteur, féconde et ambivalente (une disponibilité qui assiste, tout autant qu’une rente qui extorque), permettant les trois merveilles scripturaires (faire durer l’inscrit, partager ailleurs et autrement les contenus de pensée, voyager mince, libre et léger) et leurs trois respectives diableries associées (le périlleux droit à l’oubli, le délicat respect des cibles ou ménagement des divers publics, la louche démiurgie des buzz).
L’écriture de logogrammes, de mots (donc littéraire au sens le plus large) – non celle des chiffres dans le calcul statistique, ni des codes dans le programme informatique – est la seule commune à tous (seule elle s’adresse en droit à quiconque sait la langue, contre les spécialités algébrique ou algorithmique) et seule réflexive (seuls des mots peuvent parler de la parole) : sa lisibilité est la visibilité partageable et lucide des références qu’elle porte. Une écriture littéraire réfléchit par principe à ce qu’elle fera lire d’elle, mais même la plus éthérée, la plus lyrique, la plus baroque d’entre elles aura dû, elle aussi, rompre (« catastrophiquement ») avec la certitude sensible (pour garder ses seuls mots), avec la voix vivante et sa diversité bruissante (pour n’avoir que ses lignes muettes) et même avec l’information instructive, objective et accessible (pour se réduire à ses seuls secrets, licences, distorsions et détours); mais au moment de lire de la poésie, quelque chose n’a lieu que là : les signes parcourus semblent restituer le monde, la voix et la présence de fait qu’ils avaient pourtant sacrifiés en s’écrivant. Ce que le lecteur de poésie comprend à ce qu’il lit, il se l’entend dire. Le sens semble littéralement lui parler. Chacun, à l’inverse, reconnaît (en tout cas subodore) un texte obtenu par traduction automatique ou par artificielle intelligence à ce que celui-ci paraît n’avoir jamais écouté ce qu’il exprime.
Par contraste, j’entends toujours en poésie, d’abord et au moins, ce que l’écrivain s’est dit. Si la caresse prouve, selon le mot de Ségalen (rapporté par l’auteur), que « la peau est l’organe jouissant de son organe jumeau », l’ouïe « jouissant » de sa jumelle est le signe même, et exclusif, de la touche poétique. La parole à soi du moi, maintenue parmi les choses, et authentifiée par un autre moi, est l’écriture de la poésie, cette troisième voix (en tout cas cette troisième main de la voix !).
Précédée ou non de la lecture de l’admirable « La troisième main – des techniques matérielles aux technologies intellectuelles » (Actes Sud, 2021), celle de ce bref ouvrage (dont on n’a pourtant retenu ici que quelques aspects) instruira et enchantera par sa subtile justesse et sa rigoureuse inventivité. Michel Guérin est, avec Francis Wolff, Jean-Luc Marion ou Peter Sloterdijk, un de nos penseurs essentiels, par l’intégrité de sa démarche et la clarté de ses trouvailles.
Marc Wetzel
« Pour l’écrivain, l’écriture n’est pas une fin en soi, elle est servante d’une cause qui l’excède (mais aussi l’élève en dignité) : retrouver l’énigmatique univers familier des sensations, que le temps sème sur sa route désinvolte. L’offrande est menacée d’éclipse et resterait à jamais escamotée si l’écriture, contre son réflexe de généralisation, ne décidait d’en sertir le diamant. Ces prémices, en effet, que le temps nous donne – étourdi qu’il est par son indifférence abyssale -, il nous incombe de les transformer en chose durable. Lorsque l’écriture lutte contre le temps, comme Jacob avec l’ange, c’est à elle-même qu’elle en veut intimement. Elle se déclare une guerre civile. Elle s’en prend à la catastrophe à laquelle elle doit de mener cette existence nostalgique, elle hait sa naissance gagée sur le décès d’une vie bruissante et plurielle. Elle déteste plus encore (car, après tout, contre l’origine où elle n’était pas, que peut-elle ?) l’immaturité persistante qui la fait trahir et la perte et le gain et se contenter à bon compte des lieux communs qui enferment le coeur battant dans une camisole, si bien qu’on n’entend plus sa protestation.
C’est ainsi que l’image de l’exil et d’une errance interminable colle à l’écriture; Elle est simultanément la terre quittée emportée et le nécessaire de voyage (…) Mais, puisqu’il faut bien faire avec l’écrit, que l’âme humaine y a subi un déplacement irréversible, autant qu’elle s’applique à s’y installer à demeure (…) Elle est par soi la terre transcendante et le lieu des lieux. Elle se jure à elle-même qu’elle résistera au vertige de l’auto-référence. Or, comment, à l’ère du robot, déjouer la tentation de l’automatisme ? Comment préserver le style de la contagion du code ? En habitant sa langue et révérant son mobilier. Par un tour ironique, l’écriture littéraire s’engage sur le chemin d’une réincarnation; comme un corps de chair, elle réhabilite un toucher où communiquent surface et profondeur, comme si elle s’évertuait à occuper la place censément tenue, au commencement du monde, par cette oralité heureuse, origine de ses complexes. Alors, comment saurait-elle, à la fin, si elle fut chassée du paradis ou si son intronisation fut de sa part un coup de force ? » (p.93-96)
« Refuser de mourir, c’est refuser d’être né. C’est se démettre après coup de l’incarnation et chercher hors de la vie, au plus loin d’elle, le sens dont on n’a pas vu qu’il se trouvait exclusivement dans le mariage heureux de la main et de l’esprit » (Lignes conclusives de La troisième main, p. 212)