Guillaume Curtit entraîne ici le lecteur de Poesibao sur cette grande « voie du large » ouverte par la poète Michèle Finck
Michèle Finck, La voie du large, Arfuyen, 2024, 224 p., 17,50€.
Structurellement, le nouveau livre poétique de Michèle Finck, en termes d’économie générale du recueil et de l’aspect formel des poèmes, s’inscrit dans la continuité du travail important que la poète mène depuis maintenant plusieurs années. Publié aux éditions Arfuyen, La voie du large se présente d’abord sous le signe d’une mise à l’écoute des lointains.
Dans le texte liminaire, on retrouve la nécessité rilkéenne, depuis le début chère à Michèle Finck, de l’écriture comme pulsion de vie. « Écrire était l’unique activité qui faisait d’elle un être humain » (p. 9). Rilke, mais aussi Celan, Dickinson, Tsvetaieva et d’autres encore… Autant d’auteurs dont l’engagement total dans la poésie a inscrit ces « œuvres-vies » dans la bibliothèque personnelle et intime de Michèle Finck qui écrit en constant dialogue avec elles. La section « Correspondances stellaires » en témoigne tout à fait. Le compagnonnage avec les auteurs admirés est fondamental puisque la poète se fait d’une certaine manière la porte-parole de ses aînés : « Mes éphémères mes morts / je vous porte / dans mon ventre. // Suis enceinte de vous tous. » (p. 54).
La poésie de Michèle Finck s’écrit donc à bras-le-corps, si l’on peut dire. Le corps est ce qui ramène le doute intrinsèque à toute entreprise d’écriture du côté de la poésie, du langage. Dans le poème « Vague » (p. 109), la brasse ouvre le large ; un peu plus loin une analogie est faite entre la nage et l’écriture (p. 121). De même on lit à la page 130 qu’il ne s’agit pas seulement en réalité pour Michèle Finck de nager pour ouvrir le large, et d’écrire pour explorer les lointains, mais d’ « être nagée » et d’ « être écrite ». Malgré les dissuasions que reçoit la poète, « Tu vas boire la tasse ! », cette dernière choisit de s’engager corps et âme dans le poème, de s’y noyer, et de répondre alors en connaissance de cause : « J’ai la mer à boire » (p. 130).
La voie du large, c’est celle du passé et celle des marges, en somme celle de tous les oubliés. Un être aimé laissé seul pendant les longs mois de confinement a ici son « tombeau » (cf. section « Leçons de ténèbres », p. 50). Des poètes et amis de poètes retrouvent ici une place, une voix. Il y est question d’Ungaretti et de Sceab, de Nerval, mais aussi de parfaits inconnus comme une femme seule « sans abri » (p. 72) sous le pont du Krimmeri dans le quartier de la Meinau, à Strasbourg. La poésie, comme souvent dans les livres de Michèle Finck, revêt une dimension mémorielle et universelle. Dans un poème, elle compare les poètes à « des Antigone / qui veulent donner / sépulture // à leurs morts et aux morts de tous. / Poèmes : sépultures pour les aimés. » (p. 27). Redonner vie, remettre du sens où l’on n’en voyait plus à force d’avoir usé le langage, « reprisé / griffé / biffé » les mots. Écrire consiste à régénérer la langue, lui rendre sa pureté originelle, son « goût / De / Mer / Natale » (p. 105).
Le poème apparait même assez paradoxalement comme ce qui permet de douter avec confiance. Le doute est le point d’ancrage de l’écriture du poème. Il met au monde le poème et lui donne ses véritables raisons d’être. Ainsi, l’écriture creuse-t-elle le doute sans toutefois avoir la prétention d’y apporter des éléments de réponse. On pourrait dire que Michèle Finck écrit sur le mode interrogatif, en tout cas sur celui du questionnement. Dans un poème elle cite quelques bribes des Exilés de Joyce : « Le doute est la blessure qui me ronge. / Je n’aurais pas de certitude. // Je n’en veux pas. / Je ne cherche pas la clarté. » (p. 25) En effet, prendre le large c’est avant tout accepter d’aller vers l’inconnu, l’incertain, l’inexploré, le fantasmé. Il s’agit d’écrire accolé au doute de ses rêves et de ses souvenirs à tel point que le doute devient même « la seule certitude » (p. 34). Celle de devoir écrire avec le doute, qui rend lucide, ouvre le large et donne de l’air et du souffle à la parole poétique. Le poème poursuit un doute qui se définit dès lors par un « peut-être » (p. 199 à 208) de la poésie en quête de ses propres conditions de possibilité. En fin de compte, la poésie consiste en cela : aller nu, « sans sécurité » (p. 203), mais avec foi en « la grâce éphémère » (p. 207) du monde.
Guillaume Curtit
Extrait, p. 130 :
Ne pas nager mais être nagée
ne pas écrire mais être écrite
on me crie : Tu vas boire la tasse !
Sourire : J’ai la mer à boire
à la mesure de mon immense soif
À force de boire devenir mer
calligraphie de vague sur le sable
algue qui pousse dans le sommeil des morts
vent qui veille sur leurs
rêves