Quitter sa langue natale, écrire en français, 19, Madeleine Aktypi


Poesibao poursuit ici la publication d’une seconde série de contributions à la ‘Disputaison’ sur le thème de la langue d’écriture. …

Erik Desmazieres, Géography Theater, 2007, eau-forte et aquatinte, 195 x 265 mm © 2007, ProLitteris, Zurich (site de référence)

Ne pas ou ne plus écrire dans sa langue maternelle, est-ce un réel choix ? N’est-ce pas la langue d’accueil qui vous élit ? Est-ce une fuite, un exil, un rejet de son pays, une décision politique ? La langue adoptée est-elle une ‘contre langue’ (maternelle) ? Un exil dans l’exil ?  L’adoption d’une autre langue correspond-elle à un déplacement physique ? Est-ce une autre personne qui apparaît dans l’autre langue ? Peut-on parler d’un devenir-autre ? Et pourquoi le français ? Les questions sont nombreuses, elles se posent en vrac car l’histoire de la langue de chacun est un monde. Alors c’est l’histoire de poètes qui se sont aventurés dans la langue française, qu’on voudrait lire.
Cette disputaison a été conçue et préparée par Jean-Pascal Dubost. Elle fait suite à une première livraison de 16 contributions.

Aujourd’hui,  19ème contribution, celle de Madeleine Aktypi

Quitter sa langue natale, écrire en français

Je n’ai jamais quitté ma langue natale, elle et moi voyageons juste de travers, je la retrouve dans la syntaxe et les mots grecs réinventés par le français ~psychogéographie / ψυχογεωγραφία~, je me la rappelle de façon inattendue quand j’écris en anglais ~marmelade / μαρμελάδα~, l’allemand l’imite dans son organisation grammaticale ~ο, η, το / der, die, das~, l’espagnol la fait venir par ses sonorités similaires parfois concernant des mots au sens identique ~idea / ιδέα~ parfois trompeuses ~σώπα / sopa~. Mon grec transparaît et transitionne tressant du langage désirant, et de ses relations polyamoureuses a veces voulues a veces involontaires surgit une sorte d’idiolecte polyglotte partageable.
Je n’ai jamais quitté la langue grecque, même si je la parle et écris moins bien et de façon plus incertaine qu’il y a 24 ans. Elle me suit partout même quand je ne lui demande pas de le faire, et même quand je me mets à la faire taire comme je l’ai essayé pendant les premières années du voyage en France.
Je n’ai jamais quitté la langue grecque, on ne quitte pas une langue, elle nous poursuit, compte sifflote rit surgit par-ci par-là, on s’en éloigne mais on reste liée à la chaleur du soleil en octobre ; à l’odeur pénétrante des feuilles du figuier ; aux insultes sexistes omniprésentes ; aux chorégraphies bruitistes des mains gesticulant ; aux plages désertes où on arrive blessées par la descente de la falaise et où le maillot de bain est à peine utile eau salée thérapie ; aux tonalités et résonances des « α » bouches grandes ouvertes ; à la brutalité du « ε ! » ; aux phrases très longues sans embarras syntaxique aucun ; aux mots étrangers anglais / français / turcs, etc. dansant au sein de la langue maternelle ~humour / χιούμορ~ / ~maquillage / μακιγιάζ~ / ~dolmas/ ντολμαδάκια~ ; aux cigales qui bidouillent l’entente des mots pendant tant de mois, aux chiens errants et aux oliviers sans pot qui grandissent à même le sol sol soleil. 
Je n’ai jamais quitté ma langue maternelle, j’ai quitté la Grèce pour vivre dans un pays où je pourrais être officiellement étrangère. Je suis partie, disais-je à l’époque, pour mettre ma mémoire en désordre, la rendre pêle-mêle, άνω κάτω & al revés. Sunny side up, les poèmes, les performances ou les installations que je fais maintenant sont souvent des bouchées minérales de ces oublis volontaires et incontrôlables.

Madeleine Aktypi

Madeleine Aktypi est née à Athènes. Poet/esse et artiste avec un intérêt particulier pour l’histoire et la philosophie des media ainsi que pour les luttes féministes et les pratiques non-binaires et écosophiques, elle travaille et partage ses textes trans*langues sur papier, en ligne ou dans l’espace.