Yves Boudier propose ici à Poesibao une lecture sous forme de poème du livre Signes des temps de Christophe Manon.
Christophe Manon, Signes des temps, Héros-Limite, 2024, 16€
À chaque être son élément / À chaque âme son aliment 1
Lecture poème de Signes des temps de Christophe Manon
par Yves Boudier
C’est en lisant ce dernier opus de Christophe Manon que je me suis surpris à tisser des liens inattendus entre des œuvres poétiques qui m’ont profondément marqué. Ainsi Baudelaire est-il revenu sensiblement à ma mémoire avec L’Invitation au voyage :
« … Aimer et mourir / Au pays qui te ressemble /… Tout y parlerait / À l’âme en secret / Sa douce langue natale … ».
Puis, sur un mode plus surprenant, la poésie objectiviste, celle de Louis Zukofsky précisément, couronnée par la publication il y a peu de l’intégrale de A, un éblouissement sans pareil dans ma vie de lecteur 2.
Témoignage traversé par les espoirs et les tourments du XXe siècle, A est une forme de manifeste composé de vingt-quatre sections dont le titre, la lettre A, est à l’opposé de l’initiale du nom de son auteur, sans pour autant que les poèmes n’obéissent à un parcours abécédaire. Fut-ce là de sa part une tentative de poursuivre son œuvre en l’excluant de la matrice invisible des lettres qui sont à l’origine de toutes les tentatives et réussites d’écriture ? Je ne saurais le dire, mais je pense que son projet prend sa source davantage dans une volonté d’épellation du monde (à travers ses multiples apparitions sous des modes et formes d’une écriture intime, extime, politique, historique, théâtrale) que dans un souci formel de mise en ordre.
Or, c’est précisément sur ce point, celui d’un ordre-désordre intérieur, que m’est venue l’idée d’un rapprochement, certes apparemment improbable, entre le poète américain et Christophe Manon, rapprochement dont l’étincelle qui le provoqua fut la paradoxale non importance apparente de la lettre A, dont la valeur cependant dans notre langue ne manque pas de diversités et d’ambiguïtés quand elle se dote d’un accent grave qui en modifie la fonction, et partant, le sens, entre obligation, destination, conséquence, supposition, éventualité, sans compter l’indéfini des usages intermédiaires échappant à toute volonté expressive.
« À l’âme en secret », écrivait Baudelaire dont Manon se fait l’héritier : À se tenir debout, main dans la main. À vivre et aimer et oublier et partir et faire semblant et va et vient et revient et puis danse et mourir encore. La lettre est là, accentuée, première, prête à se déployer et décliner ses possibles, ses retenues, ses manques, ses colères, son apaisement.
Elle porte et traverse le livre, lui donne ses axes, ses parcours, ses relances jusqu’à son terme, à frôler l’éphémère et entrer enfin dans le silence ultime, peut-être content… Si quand même je… Accepter la perte, en poésie certes, mais dans la vie ?
Reprendre dès lors le tracé, dévoiler le « secret », creuser dans « l’âme », page après page, ainsi vivent les êtres en leur grâce obstinée :
À regarder la vitre cassée de l’intérieur.
À l’affût et bien sûr et encore et plus tard et vois donc.
À perdre la tête, à s’embrasser avec violence et ferveur, à souffrir et peiner, à se tenir dans la belligérante stupeur de vivre.
À la mer, à la montagne, à la campagne, en Espagne, en Italie, en Suisse, au bord de l’eau, en Algérie, dans le désert, sous la pluie, en tous lieux, en Italie.
À désirer, à désirer encore, à s’offrir offerts aux aléas de l’existence. À s’obstiner respire.
À regarder passer médusés le cortège funèbre chapeau bas. À se tenir debout, tout droit mais un peu chancelant dans la réalité… À manger des glaces, des nougats, des pommes d’amour et des barbes-à-papa. À rire aux larmes.
À se serrer les uns contre les autres. À jouer à cache-cache. À rire aux éclats et hurler et chanter et se déhancher et se divertir et tout cela pourquoi ?
À bâtons rompus.
À l’endroit à l’envers.
À croire, à ne pas croire, à vouloir croire ou courir après et préférer ne pas, à frémir, à trembler, à avoir peur. Peur, mais de quoi ?
À se diaphaniser. À rendre coup pour coup. À la joie, à la mélancolie. À n’y voir que du feu, à s’en laver les mains, à contempler la nuit.
À tourner en rond, à ne pas laisser choir, s’il se peut, à se ronger les sangs.
À cœur joie.
À se tourner les pouces. À se rompre les os. À se tirer la langue. À sauter sur les lits, à faire des châteaux de sable ou bien de mauvais rêves. À chasser papillons et sauterelles. À tuer les gendarmes. À n’y voir que du feu. À demain.
À peu qu’il ne nous reste plus que les dents et la peau sur les os.
À se serrer les coudes. Au jour le jour.
À jouer aux cow-boys et aux Indiens, aux gendarmes et aux voleurs, à se tremper les pieds dans l’eau glacée, à se rouler dans le foin du grenier, à jouer au docteur. À pisser dans des bouteilles en verre et les jeter contre le mur du voisin et filer à la course.
À faire semblant. À Dieu ne plaise.
À donner sa langue au chat. À s’en lécher les babines. À l’huile de coude. À tirer sa révérence.
À pédaler à fond dans les descentes.
À s’enfoncer voluptueusement sous le gros édredon les pieds collés sur la bouillotte en caoutchouc. À bavarder assis en cercle dans des transats à l’ombre du grand tilleul. À monter aux branches pour cueillir des cerises. À partir à la plage la serviette de bain posée sur les épaules. À tremper son dentier toujours dans le même verre avant d’aller rentrer les poules.
À boire de la tisane. À tricoter des pulls, des écharpes et des gants. À remuer les braises pour attiser le feu. À regarder Les Cinq Dernières Minutes à la télévision.
À se laver tout nu dans la bassine avec l’eau du chaudron. À regarder médusés le verre brisé. À jeter des sorts. À n’y pas prendre garde. À fleur de peau. À la vie. À la mort.
À boire comme un trou. À s’en décrocher les mâchoires. Au papa et à la maman. À la petite poupée. À réchauffer nos corps nus l’un contre l’autre en écoutant la pluie. À se masturber longuement sous la douche. À regarder par le trou de la serrure. À Dieu ne plaise. À quoi penses-tu ? À feuilleter des livres dans la pénombre en respirant l’odeur du vieux papier.
À fumer des joints en sortant du lycée.
À se serrer la ceinture. À boire de la tisane. À donner du grain aux poules. À faire une croix sur le pain avant de le couper.
À mettre des pétards dans des bouses de vaches et c’est à celui qui partira le dernier. À faire de la balançoire. À appuyer sur les sonnettes et filer à toutes jambes. À sauter d’une pierre à l’autre sur un pied. À faire des courses de brouette. À se tenir en équilibre sur un mur.
Au bas mot.
À regarder la paille dans l’œil du voisin. À fumer clope sur clope. À se secouer les puces.
À son corps défendant.
À mots couverts. À perdre la raison. À traire les vaches, le front collé contre leur flanc frémissant. À jeter un œil.
À s’en mettre plein la lampe. À parler pour ne rien dire. À regarder passer les trains.
À fumer des pétards à la sortie du lycée et traîner dans les bars jusqu’au petit matin et prendre la voiture en direction de l’océan éblouis par le soleil levant et dormir dans les dunes, à la fin presque recouverts par le sable. Une vie de bête de somme. À jouer à saute-mouton.
À tant faire que d’être démuni de tout, autant se résoudre à perdre un bon coup la raison.
À courir le risque. À toute vitesse. À se tirer une balle dans le pied. À cracher le morceau.
À défaut d’autre chose. À partager. Maintenant ou jamais. Car les faits sont têtus.
À écouter battre son cœur. À ramasser des coquillages sur la plage.
À rattraper la balle au bond.
À regarder passer la caravane du Tour de France et ramasser bonbons, casquettes et les échantillons publicitaires jetés sur le bord de la route. À étaler les pâtes fraîches sur les draps.
À taper dans la balle. À casser du sucre sur son dos. À un cheveu. À se voiler la face.
À devancer l’appel. À battre la campagne. À tout prendre. À vive allure. À perdre la mise.
À n’en point douter.
À garder ses distances. À se rouler par terre. À s’envoyer en l’air. À prendre la mouche.
À rester crâne. À s’abstenir plutôt qu’à s’en dédire. À ne plus savoir qu’en faire. À partir.
À partir de là. À partir de là pour ne plus y revenir. À n’y comprendre rien. À se ronger les sangs. À couper les ponts. À qui perd gagne. À chacun son tour. À petites doses.
À jouer à cache-cache. À point nommé. À tort ou à raison. À remuer ciel et terre.
À se jeter dessus, à se jeter et se rejeter et se jeter de nouveau et se jeter encore ainsi l’absurde papillon. À se tourner les pouces. À marcher sur la tête. À s’emmêler les pinceaux.
À la Pentecôte ou pour l’Ascension ? À tirer les ficelles. À se brouiller pour des prunes. À la merci des ennemis. À droite à gauche. À quoi bon ?
À n’avoir l’air de rien. À visage découvert. À jeter l’argent par les fenêtres. À tirer le diable par la queue. À mordre la poussière. À toute allure.
À tourner sept fois sa langue dans sa bouche. À peser le pour et le contre. À faire du mauvais esprit. À changer son fusil d’épaule. À ceux qui nous ont offensés. À corps perdu.
À céder à la tentation. À brûle-pourpoint. À franchir les limites et se fracasser la tête contre les murs. À toutes jambes. À perdre pied. À tomber de fatigue. À passer outre. À ta guise.
À la fin, il ne subsistera rien.
Rien de rien. De rien de nouveau. Poussière à la poussière. Aux quatre vents.
Par-delà les nuages …
« où l’on n’est pas serré », ajouta naguère Paul Celan.3
Ainsi, l’À des cœurs battants de Signes des temps s’est-il livré, livré à la complicité d’une lecture qui ne s’interdit pas d’extraire de la chair d’un livre ce qui résonne en lui ardemment, ce qui entre en écho avec la grande machine du souvenir d’enfance, réminiscences d’une vie dont l’écriture repousse parfois cruellement le terme, autant de phrases segmentées suspendues aux fils arachnéens de la mémoire et à l’active détermination des prépositions : Écrire. Écrire avec acharnement, écrire est une combustion. Aussi, une autre opération consisterait-elle à interpeler cette autre lettre fondatrice, le D, apostrophé ou non, préposition au sens propre, délivrant la voix de son silence :
De proche en proche.
D’arriver à ses fins.
Et d’avoir de la peine.
De mémoire d’homme.
Au risque d’un usage privatif que jamais Christophe Manon pourtant ne choisit.
À lancer le D, Tout comme au premier jour et jusqu’à la dernière génération.
Yves Boudier
1. La carpe et le lapin, 1854, Marie d’Agoult (1805-1876).
2. A (commencé en 1928, achevé en 1974), Louis Zukofsky (1904-1978), éditions Nous, 2020.
3. Todesfugue (Fugue de mort), 1945, Paul Celan (1920-1970).