Mathieu Nuss, « Aria », lu par Bruno Fern


Bruno Fern explore ici pour Poesibao le traitement poétique très particulier que Mathieu Nuss applique au quotidien le plus banal.


 

Mathieu Nuss, Aria, dessins de Tomoko Kitaoka, éditions Obsidiane, 2023, 62 p., 14 €


En ouverture de ce livre, Mathieu Nuss (1) a choisi de citer Dominique Fourcade pour souligner l’attention que le poète doit porter d’une part sur le monde sensible, d’autre part sur les mots : « Je guette la vague de vingt-quatre mètres qui apparaît statistiquement tous les cent ans / la vague de miel noir contenue dans le poème avec ses abeilles » Ici, il s’agit de partir de lieux régulièrement fréquentés (cafés et/ou restaurants du 13e arrondissement parisien et maison familiale dans la Meuse) ainsi que d’autres parcourus à l’occasion de voyages, notamment en Sicile et à New York, pour « d’un lieu stoïque polir la rondeur de micro-hasards vies à toute heure reçues-perçues ». Un tel polissage s’effectue grâce à une écriture qui s’attache aux phénomènes les plus divers, appartenant aussi bien à la sphère humaine qu’aux éléments naturels via flore, faune, météorologie, géologie, etc., avec le « souci encore du détail », un simple gobelet pouvant être à l’origine du poème.

La structure de l’ouvrage fait écho à son titre et relève donc d’une dimension musicale avec une alternance entre quatre « arias » composés de fragments et trois intermèdes apparemment adressés à une femme aimée dans lesquels le texte, pourtant davantage ponctué, offre l’aspect d’un bloc de prose ininterrompue. La musique est également présente par la récurrence des termes qui s’y rapportent (formes et notions : « sonate, fugue, bel canto, refrain, tonalité, vocalise, mesure, note, rythme, coda, ténor, swing », indications de jeu : « lento, prompto, diminuendo » et instruments : « saxophone, piano, guitare ») et par les nombreux compositeurs et/ou musiciens évoqués : Schubert, Grieg, Ravel, Debussy, Bartok, Crumb, Bill Laswell, Johnny Dyani, etc.

Au-delà, la musique est au cœur de la démarche qu’entreprend l’auteur pour élaborer un véritable phrasé. Pour y parvenir, surtout dans les parties fragmentaires, il recourt beaucoup moins à la ponctuation conventionnelle qu’à différents signes typographiques (∞, &, →, /, =) et à de longues lignes continues ou en pointillés (qui peuvent rappeler celles d’une portée), joue sur l’inscription du texte sur la page (centré, aligné à droite ou à gauche ou disposé en diagonale), pratique une coupe qui échappe au vers libre commun, génère des effets sonores (« qui roule enroule houle déroule » ou bien « l’âme floue flouée »), utilise un lexique heureusement éclectique (de « misophone » à « chamallow ») et opère des détournements (« terre à son âme »). Par ailleurs, il faut mentionner la nature intertextuelle de ce travail dont atteste l’évocation, diversement explicite, de plusieurs écrivains : outre Fourcade, on croisera Jean Daive, Michel Deguy, Emmanuel Hocquard, Mallarmé, David Mus et Rimbaud. Cet ensemble de procédés variés tente de capter l’hétérogénéité des expériences issues des lieux susdits, a priori banales mais, en réalité, complexes car entrecroisant sensations, souvenirs et pensées plus ou moins flottantes – ce qui explique l’impression qu’a le lecteur d’être face à un texte (dé)cousu à la lettre près. Cette volonté d’atteindre une forme minutieusement dessinée mais qui évite de se refermer sur elle-même est d’ailleurs indiquée tout au long du livre : « écrire malhabile me passionne car s’agit de ne pas toujours tomber dans le panneau du sens » Mathieu Nuss crée ainsi un flux dans lequel, sans dates ni majuscules, s’entremêlent légèreté et gravité, cette dernière étant toujours exprimée avec pudeur (par exemple, à propos d’un deuil : « à présent à jamais le pèse-personne sur 0 »), et ce chant à voix multiples sait exactement d’où il s’élève : « donner dans l’élégie, avec pansements préventifs » – orientation autrement formulée naguère par Henri Deluy : « Il n’y a pas de poésie sans lyrisme, il y a peu de poésie aujourd’hui intéressante sans retenue face au lyrisme. » (2)

Bruno Fern

 

  1. Qui, depuis celui-ci, a publié deux autres ouvrages dont les titres commencent eux aussi par la lettre A, conformément à la règle fixée dès le premier : Ambulatoires (99 notes préparatoires) aux éditions rehauts et Accablures & enca- (heptaméron) aux éditions tituli.
  2. in revue Java, n° 9, 1993.