Marianne Alphant, “Pascal, Tombeau pour un ordre”, lu par Anne Malaprade


Après Claude Minière, d’une manière très complémentaire, Anne Malaprade traverse le livre de Marianne Alphant, “Pascal, Tombeau pour un ordre”.


 

Marianne Alphant, Pascal, Tombeau pour un ordre, P.O.L formatpoche, 2023, 350 p., 16€


Marianne Alphant et Pierre Guyotat, — auteur, entre autres, de Tombeau pour cinq cent mille soldats —, avaient publié un livre d’entretiens intitulé Explications en 2004. On retrouve dans le titre de ce Pascal, Tombeau pour un ordre, édité pour la première fois en 1998, cette mention du « tombeau », à entendre comme une composition poétique ou musicale composée à la mémoire d’un grand artiste. Cette composition « déplie » ainsi, sans les épuiser, les qualités infinies d’un texte inachevé et inachevable.

Marianne Alphant aime voyager dans le temps, dans les époques, les lieux et les objets. Ces choses-là (P.O.L, 2013) évoquaient le dix-huitième siècle de Watteau, Crébillon, Sade, Mesmer, mais aussi le parc d’Ermenonville et la prison du Temple, Tiepolo, Marivaux, Chardin et Danton. César et toi (P.O.L, 2021) rejoignait un chef et une légende qui naquirent il y a deux mille ans, en racontant « une histoire de guerre et de vitesse ». Cette fois, il s’agit de narrer une aventure faite d’ordres et de désordres : celle de l’écriture, des éditions, des réceptions et des lectures des Pensées de Pascal, texte énigmatique et fascinant que ses lecteurs ne cessent de dé- ou recomposer depuis quatre siècles.

Certes, Marianne Alphant dit très rarement et très discrètement « je » dans cet essai, lui préférant le « on » ou le recours à des séries d’infinitif : « Poursuivre. Rester dans l’aura de Pascal. Sursauter quand un ami spécialiste de Flaubert, arrêté avec moi devant le masque mortuaire de Pascal, laisse tomber : ‘Belle tête d’emmerdeur’. Lire Visite à Pascal de Suarès ou La Nuit de Gethsémani de Léon Chestov. Recevoir d’un ami un Pascal de Béguin dédicacé à Blanchot. Aimer retrouver dans chaque livre de Jean-Philippe Toussaint le fil secret d’une référence à Pascal. Enrichir ma bizarre collection. Relire les Pensées. » Pourtant, se dégage aussi, au fil des chapitres intitulés successivement « Inventaire », « Dans la chambre d’un mort », « Un champ de ruines », « La lecture et ses éclats », « L’auteur et ses figures », « Théâtre pascalien » et enfin « Figures d’un livre », l’autoportrait d’une lectrice érudite et passionnée. Cette dernière multiplie les anecdotes, les citations, les références à propos de Pascal — sa vie, son œuvre, sa conversion, ses recherches scientifiques, ses lieux, ses objets. C’est une collectionneuse qui possède de multiples éditions des Pensées. C’est une critique qui fréquente les bibliothèques et qui compile les analyses consacrées au savant et au mystique. C’est une analyste qui commente l’éclat de certains fragments. C’est une néophyte qui rentre dans les Pensées, et en sort, par tel ou tel passage, au gré des éditions qu’elle consulte. Une historienne qui rappelle que l’œuvre de Pascal fut aussi, à certaines époques, réprouvée, moquée, prise à parti. Une monteuse qui monte et démonte les fragments pascaliens, dans un scénario toujours revisité. Une dilettante qui se promène dans un texte ouvert et fluide, et qui expérimente ainsi une liberté rarement autorisée par les textes dits classiques : « Comment on lit : en ouvrant le livre au hasard. En suivant le texte du premier au dernier article. En combinant des fragments de liasses différentes au gré des rapports qu’ils entretiennent. En oubliant. En essayant soi-même de reconstruire l’ordre. En s’abandonnant au désordre. En revenant sans cesse aux passages les plus célèbres. En explorant les dossiers les moins familiers — ‘Preuves de Jésus-Christ’, ‘Prophéties’, ‘Miscellanées’, ‘Miracles’, ‘Papiers non classés’ —à la recherche d’un élément inconnu. »

Ce Tombeau constitue un miroir du texte de Pascal et une invitation à s’y perdre. S’y reflètent des pensées multiples : celles de Pascal bien sûr, mais également celles de ses éditeurs, de ses commentateurs, de ses admirateurs, de ses détracteurs, et de la lectrice qui assemble ces données éparses. Lire Pascal, c’est entrer dans un espace-temps de troubles et d’inquiétudes, d’indécisions et de possibles. C’est s’exposer au vertige et au néant, mais aussi, peut-être, à une forme de révélation. C’est s’approcher d’une « machine harmonique » dont on n’entend ni ne comprend tous les sons, mais dont on perçoit la puissance et les vibrations. C’est être traversé tour à tour par le regret et l’espoir : « regret d’un ordre prévu », « espoir de l’achèvement ». Et c’est alors la lecture comme activité créatrice, personnifiée cette fois, qui prend vie sous nos yeux : « Et la lecture recommence, s’arrête, compare, découpe, rassemble, découragée et impassible. Jamais lasse de s’en remettre à un désordre qu’elle ressent plutôt comme cet ordre, non moins secret, qui est celui du cœur, et qui consiste principalement à la digression sur chaque point qui a rapport à la fin, pour la montrer toujours (L.298). »

Marianne Alphant lit avec sa raison et son cœur. Elle ne peut se résoudre à fermer — et achever — ce livre, toujours à venir, toujours à redéfinir. Les Pensées ne finissent pas, ne finissent jamais, ne veulent ni ne peuvent finir. Elles continuent, en nous et hors de nous, de frapper, de heurter parfois, notre intelligence autant que notre sensibilité. La dernière page de ce Tombeau ouvre une pierre tombale et laisse s’échapper ce texte insaisissable, qui est aussi un visage de pierres, un paysage de ruines et de soleil, une sensation, — la mélancolie. C’est, une nouvelle fois, par une liste que la lectrice indétermine le destin des Pensées. « On terminera par les ruines actuelles de l’abbaye rasée, par le pigeonnier dont le toit s’aperçoit au bord gauche du tableau, par la grange, cachée au spectateur sous le voile noir de la religieuse, et qui sert aujourd’hui de musée. Ou bien encore par le masque mortuaire de Pascal, présenté dans une de ses vitrines : les yeux clos, le nez aquilin, les creux des tempes et des maxillaires, la gravité de la bouche et des traits figés dans un silence solennel. Ou par le cilice posé près du moulage, cette ceinture de fer aux maillons mal fermés, recourbés en pointe pour meurtrir la chair. » Dans un ultime paragraphe pourtant, Marianne Alphant, qui est un peu notre double, dépose un mot qui dit la ferveur, la sidération et la stupéfaction, constitutives de la rencontre avec le texte pascalien. Mais ce mot, on n’ose pas l’écrire à notre tour. On vous laisse le soin de le rencontrer, de le préserver, et de l’aimer — de vous y fondre, de vous y confondre.

Anne Malaprade

Marianne Alphant, Pascal, Tombeau pour un ordre, P.O.L #formatpoche, 2023, 350 p., 16€.

On peut lire aussi la note de Claude Minière