Pour Philippe Sollers, un hommage de Pascal Boulanger


Pascal Boulanger a écrit ces mots autour de Philippe Sollers après la disparition de ce dernier, ce 5 mai 2023.


 

 

Hommage au Paradis de Philippe Sollers

 

Philippe Sollers (1936-2023) a été ce musicien virtuose parvenant, d’un livre à l’autre, à s’anéantir dans son rapport au monde et à anéantir le monde, toujours certain, par ailleurs, des possibilités du langage. Il a été, et il sera toujours, impossible de lui assigner une résidence, un rôle, une fonction. Le fond même de ce qu’il a écrit ? C’est la scène fermée du monde qui finit par se dissiper dans l’instant de jouissance d’un être. Dans le refus d’être assigné à la conception policière de l’espèce humaine, l’ennemi pour lui, a toujours été la société qui s’oppose sans fin à la singularité en acte.

Une des plus réussies des fusions entre poésie et prose pourrait bien être, d’après moi, son livre Paradis. A condition d’entendre cette intrigue de l’infini, ce flux de musique et de sens : décasyllabe, rime interne, souffle… Toutes les cordes de cet instrument prodigieux qu’est la langue jouent ensemble et simultanément (Julia Kristeva). Cet opéra polyphonique (avec son double infernal : Femmes), prolonge H et Lois dont les références, notamment à Hölderlin, révélées par Jean-Louis Houdebine, creusent l’essence même de la poésie qui résonne (et raisonne) dans toutes les langues du monde ; mais une poésie sans poème (sans rétention) qui vise, par la vision et l’audition, au déploiement de la plus grande mémoire possible. Et si la poésie de Sollers joue le son contre la mystification, c’est par accumulation et interruption, par renversement et engendrement, afin d’atteindre un temps vraiment retourné et retrouvé, dilaté et concentré. Avant tout, il s’agit d’entrer dans son propre corps, sa propre voix dissonante et dans une qualité de silence capable de donner naissance à des formes. Les livres de Sollers, dans leur expérience sensible du temps, engagent une poéticité qui contredit les maladies du ressentiment ; ils pensent leur dépense, surmontent le nihil du nihilisme, adoptent une vision violemment anti-linéaire et anti-cyclique. C’est bien l’instinct de mort dans sa présence universelle qui est déjoué dans la clandestinité épiphanique d’un temps prophétique et à éclipses. Passion fixe contre passion triste : la vraie passion est gratuité et repos, facilité à s’arrêter, à se taire, dormir, disparaître. Du feutré. L’écriture n’est pas la domestique du social global, elle en est la force de transformation symbolique et poétique. Sollers n’a cessé d’écrire de la poésie sans poèmes, autrement dit, il a écrit dans la beauté qui ne fait pas question, en se dégageant des voix encombrées de reproches (ces ténèbres bourrées d’organes évoquées par Merleau-Ponty).

Une œuvre fidèle à l’épiphanie sensible du temps car la fidélité consiste à garder en soi une place intacte d’émotions.

Pascal Boulanger
(7 mai 2023)