Entretien avec Rosmarie Waldrop, à l’occasion de la parution de « Répéter les symptômes », par Isabelle Baladine Howald


Isabelle Baladine Howald a passé en revue de nombreux livres anciens de Rosmarie Waldrop pour mener cet entretien avec elle.


Conversation avec Rosmarie Waldrop

« J’ai aimé la Rosmarie que j’étais avec Keith. Donc je suis
devenue Rosmarie Waldrop et à présent je m’y tiens »
R.W.

 

Faut-il présenter Rosmarie Waldrop qui, avec son mari Keith Waldrop, a tant fait pour la poésie française aux États-Unis ? Je n’ai pas eu la chance d’aller à Providence dans la maison souvent décrite par les poètes français, bourrée de livres, avec la presse de leur mythique revue puis maison d’édition Burning Deck. Mais je l’ai toujours lue, cette poète si dense, en me sentant très proche de son travail et Répéter les symptômes m’a bouleversée par sa tenue, son émotion, sa maturité.Un grand merci à Paol Keineg pour sa traduction des réponses de Rosmarie Waldrop.

 

Isabelle Baladine Howald : – « de corps/de différentes/taille de/vibrations » écriviez-vous dans un minuscule fascicule édité par Contrat maint en 1999.  Au fond, Rosmarie Waldrop, le sujet, ça a toujours été le corps ?

Rosmarie Waldrop : – Oui, je me souviens de mon émotion à la lecture de l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, de Paul Valéry :
« Cette image… sert à joindre et à opposer la vie organique profonde à la vie superficielle que nous nommons esprit. » Cela me paraissait reconnaître le corps pour lui-même, lui qui, dans mon éducation, avait été relégué au rang de simple soutien de l’esprit.
Cependant, les surfaces sont tout ce par quoi nous avons accès. Et comme la peau et le cerveau de l’embryon se forment tous deux à partir de l’ectoderme, il ne semble pas qu’il y ait perte : la surface et le centre sont un.


I.B.H. : – L’autre sujet, c’était, c’est toujours, la langue ? (Je pense tout à coup au Manuel de mandarin (Contrat maint, 2016).

R.W. – : Dans cette série la langue est mise en avant, mais elle reste un thème très présent dans toute mon œuvre. Même dans mon premier recueil où je parle des « mots sur lesquels je me tiens » – bien qu’ils s’avèrent être un perchoir vertigineux : la première lettre d’un mot ouvre en grand toutes les possibilités d’une langue.
               le ventre d’un a et
               vertige
               précipite les mots sur lesquels je me tiens
               dans le silence
               blanc chargé de
               toutes les
               pluies possibles du monde…

 
​(the belly of an « a » and
​vertigo
​throws the words I stand on
​into the white
​silence charged with
​all the
​possible rains in the world…)


I.B.H. : Ce qui me frappe, en parcourant les livres sans doute introuvables que j’ai le bonheur d’avoir collectés durant toutes ces années, c’est que le monde semble intense autour de vous, de votre corps, vraiment tout autour, pas seulement devant mais tout autour. Je ne sais pas si j’ai déjà ressenti une impression aussi physique en lisant des poèmes, ça me frappe beaucoup dans La reproduction des profils (édité par la Tuilerie tropicale puis réédité par l’irremplaçable Alain Veinstein dans sa maison d’édition Melville). La traversée des rues, les bruits, les couleurs, les odeurs, font corps de sensations autour de vous. On sent, nous, la chaleur, la pluie, l’odeur entêtante de la suie. Pour autant on sait, parce que vous l’avez écrit dans Répéter les symptômes en particulier et qu’il y toujours eu cette sorte de hiatus entre le monde et vous, que ce ne sont pas vos sensations (la pluie, la chaleur, les odeurs).
Par ailleurs, dans La reproduction des profils : « Le corps est utile. Je peux l’envoyer faire des courses pendant que je reste au lit et tire la couverture bleue jusqu’au cou. » ou : « la chambre à l’intérieur de moi a disparu ». Donc est-ce que ce hiatus peut devenir dans l’écriture un geste d’abstraction ?

R.W. – : Je suis heureuse que vous ressentiez la présence physique du poème, mais c’est exact, un hiatus persiste. Je dirais que la langue, qui est déjà abstraction, incarne ce hiatus.
Quand j’étais très jeune, je ressentais l’écart entre « moi » et tout le reste, y compris mon propre corps, et c’était une souffrance, mais en grandissant nous découvrons qu’il est la condition de l’individuation. Comme l’écrivait Jabès : « N’oublions pas que dire je, c’est déjà dire la différence. »
Quand j’écris, j’essaie de composer avec le hiatus en introduisant dans mes poèmes des bouts de textes appartenant à d’autres (trop courts pour constituer des citations). J’envisage le tout comme un chœur de voix, un palimpseste, un je multiple qui pose la question de « mes » mots, de « mes » sensations, à la puissance deux.

             

I.B.H. : – Cela vaut aussi bien pour ce qu’on appelle la communication, en particulier dans la relation d’amour. Je pense à « Tu n’es pas là/pas/où tu es. » (Répéter les symptômes) Le corps de l’autre s’absente aussi (Comme si nous n’avions pas besoin de parler, Terriers, 1980, trad Roger Giroux). « Nous n’avions pas besoin de parler », qu’on entend bien comme une grande complicité, pose aussi peut-être à sa manière la question du langage ?
Et plusieurs fois dans vos livres apparaît quelque chose comme ceci : « restriction de ma grammaire », comme un empêchement. Était-ce dû au fait que vous êtes passée de l’allemand à l’anglais ?

R.W. : – Oui, ce titre indique sans aucun doute une grande complicité, une intimité, mais n’oublions pas le comme si. Le fait est que nous devons parler pour essayer de combler l’écart qui, oui, ne disparaît pas, même entre les amants. Nous ne pouvons pas échapper à la langue. Elle nous définit. Et les restrictions, les limites de ma langue sont, comme disait Wittgenstein, les limites de mon monde, de mon entendement.
Quant au passage de l’allemand à l’anglais, je l’ai vécu comme un enrichissement plus que comme une limitation. Comme l’apport d’une autre perspective. De plus, je ne suis pas passée d’une langue à l’autre de façon nette. Un de mes premiers poèmes en anglais s’intitule « Between » et j’y figure prisonnière de l’Atlantique, entre les continents, sous la forme d’une « créature dotée de branchies et de bronches »



I.B.H. Vous vous appelez Rosmarie Sebald, au départ. Avec le recul, qu’est-ce que ça fait de s’appeler Sebald ?
Je pense bien sûr à l’écrivain de langue allemande W.G. Sebald, ayant lui aussi trouvé abri dans un autre pays anglophone, l’Angleterre, ne supportant plus l’Allemagne de la Shoah. Vous, vous aviez changé de langue puis de nationalité, était-ce pour les mêmes raisons ?
Et j’ai mis cette phrase de vous sur « Rosmarie Waldrop » en exergue pour rendre hommage « aux Waldrop » des poètes français, mais aussi parce que cela dit que dans ces « Waldrop », Rosmarie avait trouvé sa place, biographique, si je puis dire…

R.W. – : La raison pour laquelle j’ai changé de langue et de nationalité est tout simplement celle que vous avez placée en exergue : J’ai rencontré Keith Waldrop.


I.B.H. : – Vous avez été traduite très tôt en France, citons Roger Giroux, Jacques Roubaud, Françoise de Laroque, Pascal Poyet, Paol Keineg.
Vous avez tout autant servi la poésie française, que vous apportait-elle, quelle était sa particularité ?

R.W. : Je suis très reconnaissante envers les merveilleux écrivains qui ont traduit mon œuvre. Et la poésie française ne m’a pas apporté que du plaisir, elle m’a offert tant de nouvelles façons de penser, tant de filets pour capter le monde.



I.B.H. : – Vous êtes une femme, et une femme mariée. (Ça compte, c’est encore autre chose qu’être une femme tout court parce que cela évoque un quotidien, un rapport à l’amour quotidien). Vous avez dédié un recueil à Anne- Marie Albiach (Quand elles sont douées de sens chez Spectres familiers, 1989) et un à Cole Swensen (En un éclair, Contrat maint, 2013), deux femmes. Quel est votre rapport aux femmes poètes ?

R.W. : L’œuvre des femmes que vous mentionnez, et je dois y ajouter en particulier Mei-mei Berssenbrugge et Lyn Hejinian, m’a profondément marquée (et j’y retourne sans cesse). Cependant, il ne s’agit pas de toutes les femmes poètes. Je rechigne un peu à cette généralisation. Ce qui m’intéresse, ce sont les textes, bien que je lise avec un intérêt particulier tout ce que les femmes écrivent. Et quand je vibre à la lecture d’un poème et que je découvre qu’il est écrit par une femme, mon plaisir en est accru.

 
I.B.H. : – Revenons au corps. « Mon corps me suit partout » (En un éclair, Contrat maint, 2013) Ce corps vieillit, c’est le sujet principal de votre dernier livre Répéter les symptômes (la Barque). Vouloir ce corps possible, toujours est le premier vers de ce recueil.
Parallèlement à ce corps revient toujours la question des moi et de la sensation, non de division mais de multiplication, que ces moi engendrent : « j’ai souvent l’impression d’être une autre selon la personne que j’ai en face de moi ».
Est-ce que cette sensation ou perception-là a changé avec le temps, en quoi ?

R.W. : Le grand changement qu’apporte l’âge est que le corps exige de plus en plus d’attention et de soins. Malgré tout, le sens que j’ai du moi en tant qu’unité instable et aux facettes multiples n’a pas changé.


I.B.H : – J’espère que vous écrivez ?

R.W. : I’m trying to write a memoir of my life with Keith Waldrop.
(Je m’efforce d’écrire un mémoire au sujet de ma vie avec Keith Waldrop.)


I.B.H : – Merci infiniment, Rosmarie Waldrop, de nous avoir accordé cet entretien…



Rosmarie Waldrop, Répéter les symptômes, trad par Paol Keineg, La Barque, 2025, 38 p.,
14 €

 

Entretien réalisé par Isabelle Baladine Howald. Les réponses de Rosmarie Waldrop ont été traduites par Paol Keineg.