Christian Travaux explore ici pour Poesibao ce livre essentiel, paru chez Flammarion, qui reprend Toute la poésie de Martine Broda
Martine Broda, Toute la poésie, 1970-2009, Flammarion, 2023, 376 p, 25€
Une vie. Une vie d’écriture qui figure sur la couverture, dès le titre : Toute la poésie, et par les dates données ensuite : 1970-2009. 2009, comme pour signifier, pour rappeler qu’à cette date tout s’est figé, tout s’est fini, et qu’il n’y a plus eu que cendres, et poussière, et fumée aussi. Qu’une voix s’est tue. Et que cette vie s’est résumée à ces quelques livres, ces poèmes, à ces titres égrenés ici : Route à trois voix ; Grand jour ; Éblouissements ; Poèmes d’été ; Suite Tholos ; Lettre d’amour. Est-ce là tout ce qui reste d’une vie, quand notre voix soudain s’enroue ? Est-ce là toute une existence, de pensées, de doutes, de questions, et d’inquiétude, et de désir, d’amour, d’attente ? Sommes-nous donc tous condamnés à venir ainsi buter contre une date définitive qui nous ferme la bouche et clôt ce que nous aurions dit encore ? Dits pour toujours, ces poèmes font entendre, pourtant, une voix d’une intensité, d’une force telles qu’elle balaie les dates figées, qu’elle repousse l’arrêt brutal, ou les limites, et résonne pour longtemps encore, dans notre tête.
Six recueils seulement de poèmes. C’est peu, sans doute, en apparence, face aux nombreux « pisseurs de lyre » – comme les appelait Rimbaud – qui alignent des vers toujours, des vers encore. Mais, dans l’économie du dire, dans sa rareté, ou plutôt sa condensation, la parole trouve quelque chose qui n’est pas chez ces débiteurs de poèmes, et qui fait, ici, tout le prix d’une poésie. Une force d’encre, qui tient tout autant à la langue, à la forme de cette langue, qu’à ce qu’elle véhicule, qu’à ce qu’elle dit. La langue, ainsi, en crispation perpétuelle, ou en tension, sur l’à-pic du dire toujours, ou sur la brèche du langage, sur une faille. Des vers très courts. Des poèmes, dès lors, très courts, ou ramassés, ou resserrés, autour du feu de quelques mots, ou de leur foudre – « foudre la poésie », dit Broda (p. 216) – près des cendres des mots laissées après leur passage dans l’être.
Ou leur brûlure. Une langue écorchée qui dit, avec des fragments de paroles, ou des non-dits parfois, des blancs, des trous, des ellipses, des phrases inachevées, parfois plus de phrases du tout, juste l’amorce d’une parole qui échoue avant de finir, qui s’offre et renonce à se dire, qui s’avance, puis qui tombe en miettes. Pour preuve : cette coupe des vers qui fait de cette voix qu’elle hoquète, parfois, qu’elle renâcle (avec, aussi, les parenthèses) ; puis reprend souffle, espoir, et dit, malgré tout, ou essaie de dire ce qui, en dessous, passe et fuit, ne peut se dire. « J’ai mal aux mots que je mords », écrit Broda (p. 82), parlant, encore, de « poésie avec la hache » (p. 109), de « moi (…) crachat » (p. 30), ou « en creux / d’un plein présence », ajoute-t-elle (p. 56). D’un vide plein.
Ce n’est pas anodin, alors, de voir les mots buter ici, sur la page, battre la page, dans leur rection face au vide, en tentant, pourtant, de se dire dans le temps même qu’on ne peut se dire, ou qu’on ne peut dire. Car « le vide » est, ici « un centre » (id.), et la parole poétique est comme un battement du vide qui donne à chaque mot, à chaque vers, une force, un éclat neufs. La langue, toute en incandescence, en brisures, en pierres tranchantes, vient, frappée de déflagration, monte et se dresse, faite d’images fulgurantes, d’autant plus fortes qu’elles sont tenues, retenues, et d’autant plus vives qu’elles naissent, s’enracinent sur une douleur qui se tait et qui se refuse, et, dans ce refus, se débat : « La douleur », ici « est racine », écrit Martine Broda (p. 71). « Trauma / le point de poésie », dit-elle encore (p. 251), « vertigineux / de tous ces meurtres nous ne guérirons pas / à moins que » (id.). Et c’est vrai que cette langue, ces mots, sont traversés de visons, d’images traumatiques, de morts dont on ne se remet jamais, et qui nous hantent.
Broda ne dit pas qu’elle n’ait, auparavant – comme elle l’écrit – fourragé le doigt dans la plaie (p. 75), creusé, creusé, ce qu’elle ne sent qu’à demi, qui est en elle, pourtant, souffrance, mémoire, toute cette histoire d’avant elle, dont elle est la dépositaire, et qui la parcourt, la nourrit, et en même temps la fragilise, ou rend sa parole si cassante et si crispée. Ce qu’elle dit, alors ? Une histoire traumatique, celle de sa mère qui – dit-elle – « connut Max Jacob à Drancy » (p. 249), puis Auschwitz, Bergen-Belsen, Theresienstadt. Ou celle de Danièle, sa sœur, partie trop vite, morte trop tôt, et dont la présence ou le manque hante et parcourt la Suite Tholos. Après cela, il n’y a qu’à survivre, en s’accrochant ou s’écorchant au langage de toutes les façons. Une mémoire est là, en sous-main, mémoire des morts, mémoire des mots qui portèrent leur témoignage jusqu’en la parole poétique de Broda, jusque dans sa peau, au point qu’ils sont consubstantiels à sa langue, à son écriture. Aussi n’est-il pas étonnant de trouver, mêlée à la sienne, la voix (le souvenir, ou l’écho) de poètes lus ou traduits, qui connurent la même histoire, ou furent travaillés, eux aussi, d’une mémoire lourde à porter : Mitsou Ronat, Celan, Rilke, Mandelstam. D’autres, encore. Des noms qui parcourent (ou des vers treillagés avec les vers mêmes de Broda) les livres, en offrant à sa voix une polyphonie, comme un air pianoté autour, ou comme une basse continue, qui chanterait en faux bourdon, à côté, en dedans, toujours.
Mais la poésie de Broda n’est pas poésie de la mort, ou d’une mémoire traumatique pour tous ceux qui ont disparu, qui ne sont plus. Elle est aussi, dans sa façon d’être, droite sur le faîte des mots, et haut dressée, une poésie du désir, de l’amour fou. « Poésie avec la hache », mais « poésie avec l’amour » (p. 109), ajoute-t-elle ainsi. « L’amour comme un soleil splendide » (p. 93), ou « un désir » tellement immense, tellement intense, « qu’il ne peut s’assouvir » jamais (p. 57). Dès le début, des poèmes se glissent, se font jour, qui font entendre une autre voix, une même voix, de la douleur et du désir, de la peine et de la jouissance. Un corps d’homme « vertical / dressé dressé comme la joie » (p. 144) apparaît parfois, « l’admirable verge en douceur de son / ventre en lumière du mien » (p 34), ose-t-elle écrire. Et puis, ces mots : « je veux être aimée » : « je veux être aimée / nue » (p. 75), ressassant le besoin d’amour, « la cicatrice du besoin d’amour », affirme-t-elle (p. 78). Et c’est la Lettre d’amour posthume, qui l’illustre, peut-être, le mieux. Un homme, partout. Une attente qui n’a pas de fin. Un désir qui ne se comble pas. Une poésie qui laisse bouche bée, tant la langue y est confondue avec le désir dévorant d’un amour, de l’amour de l’autre, de l’autre enfin, Broda se disant « habitée de toi » (p. 357), et « élue par le haut amour », ou « transportée dans la flamme » (p. 365).
C’est sur cette image qu’il faudrait refermer le livre, et rêver. Et penser à cette poétesse qui a tout brûlé dans l’amour, dans l’écriture, qui a désiré, succombé, s’est relevée, s’est débattue avec la langue, avec l’histoire dont elle a été l’héritière. Et a décidé d’affronter, d’affûter ses mots en silex, en pierres tranchantes, pour dire « l’effroi d’être vive » (p. 26), et de vivre, et de désirer. La poésie nous porte toujours à cette ultime extrémité de fixer le soleil en face. De le regarder, longuement. Et, parfois, d’y brûler ses yeux. Parfois, d’y mêler à son feu notre corps, notre écriture.
Ainsi, Broda.
Christian Travaux
Martine Broda, Toute la poésie, 1970-2009, Flammarion, 2023, 376 p, 25€
Extrait (p. 264) :
CE QUI N’EN FINIT PAS
au bord des larmes, au bord des larmes tremble
ce qui n’en finit pas d’attendre
le bonheur
*
en attendant c’est la joie qui vient
combler le gouffre où tu déglutis
tes larmes
*
mourir c’est sans fin mourir
à petit feu
et quand on est assez mort
renaître