Isabelle Baladine Howald explore l’approche particulière et féconde qui est celle de Didier Cahen pour aider à “Lire Paul Celan”.
Didier Cahen Lire Paul Celan, Tarabuste, 2023, 143 p, 14 €
Ineins/insein
Peut-on encore ajouter quelque chose aux multiples lectures savantes ou simplement passionnées de Paul Celan ?
C’est le pari que fait Didier Cahen en présentant une interview fictive sur le poète, chez Tarabuste, sous le titre clair et net : Lire Paul Celan, accompagné d’une notice bio-bibliographique (bilingue) du poète.
Le débat porte essentiellement sur la clarté ou l’obscurcissement de la poésie de Celan.
Aveuglante, pourrait-on dire dès lors… et bien sûr les deux sont vrais, sans, d’après Didier Cahen, qu’on puisse le reprocher au poète, puisque « l’oeuvre de Paul Celan, aborde, de front la question de l’obscurité. Paul Celan a connu la nuit noire, l’obscurantisme et l’obscurité ravageuse qui en est la conséquences directe». Comme il était lui-même sa poésie, celle-ci s’en est fortement ressentie, parfois privée de langue – « comment écrire en allemand » après la Shoah –, et parfois même de langage. C’est la thèse défendue, avec justesse nous semble-t-il, par Didier Cahen.
Celan décelé avait titré Libération si je ne me trompe, lors de la parution de la Correspondance du poète avec sa femme, Gisèle Celan-Lestrange – quel nom! – (Seuil, 2001). En effet Celan était celé. Caché. Il ne s’est pas caché lui-même, il l’était de fait, en lui-même, dans la gangue de cette langue impossible à faire renaître…
Il y a aussi le côté « sauvage », définitif, intransigeant de Celan, dans sa vie comme dans sa poésie, « il cherchait toujours l’indiscipline au cœur des disciplines » nombreuses, auxquelles il s’intéressait. Jean Daive parle très bien de cela à son propos.
L’autre point important était de concentrer à l’extrême le dire, « comme si un mot ou deux de la langue permettaient de trancher entre l’action et l’inaction, le refus et la résignation » soulageant aussi l’immense angoisse, l’immense douleur, s’aidant souvent des traductions, célèbres et essentielles, qu’il faisait des poètes qu’il aimait, quitte à « refaire un poème » comme du Bouchet l’avait fait pour lui, ce que Celan avait beaucoup admiré.
Ce « ineins » – que j’entends aussi quant à moi comme un insein, dans l’être, dans soi -, « d’un coup d’un seul, ou mieux, d’un seul tenant » mais de quoi, de deux : deux mots, deux langues, mais aussi : oui et non, je et tu.
« Celan nous parle avec la gorge serrée », cherchent sans fin à savoir quelque chose du « non-savoir, qui, à coup sûr ne tient dans nul contenu ».
Abordant ces différents thèmes, la question se pose des interprétations de la poésie de Celan, sans doute toutes justes et toutes insuffisantes et lacunaires.
S’appuyant sur ses lectures de Levinas ou de Jabès dont il est spécialiste, Didier Cahen mène son questionnement avec lui-même dans cet entretien. On ne peut éviter le rapprochement avec l’Entretien sur la montagne ou le silence de sourds entre Martin Heidegger et Paul Celan. Les échos de Martin Buber se font entendre aussi entre le « je » et le « tu ».
Celan s’est écrasé sur la plaque vitrée noire de la Seine, surexposé, lui qui avait touché au point de l‘inhumain dans l’humain, du silence dans le langage. Mais comment le lui reprocher, comment lui reprocher d’avoir lâché la rampe des mots, le bras d’une femme ou des amis, le parapet du Pont Mirabeau.
Le livre est suivi curieusement ou pas je ne sais pas, d’une sorte d’état des lieux « de la situation de poésie en France à l’heure actuelle ». Didier Cahen souligne « la fragilité » de cette situation, la vitalité de ce domaine également. La question contemporaine se pose en terme : la poésie « reste l’art de bien dire ce qui doit être dit, la manière de rien dire quand rien ne peut se dire ». Certes, un vaste programme… Les formes qu’on croit aussi tellement changeantes restent quand même au fond les mêmes, on fait une performance vocale et musicale là où l’aède prenait sa lyre, par exemple !!! Il y a cette forme-là, parfois bavarde, ou celle qui cherche le silence, parfois exagérément. Parler haut ou parler bas, pourrait-on dire, avec en leitmotiv la langue, comme on peut, au fond. Et chercher peut-être le même but, comme dirait Baudelaire : « au fond de l’inconnu, pour trouver du nouveau. »
Isabelle Baladine Howald
Didier Cahen Lire Paul Celan, Tarabuste, 2023, 143 p, 14 €
S’il venait,
venait un homme,
venait un homme au monde, aujourd’hui, avec
la barbe de clarté
des patriarches : il devrait,
s’il parlait de ce
temps, il
devrait
bégayer seulement, bégayer
toutoutoujours
bégayer
« Pallaksch. Pallaksch »
Paul Celan
Tübingen janvier
La rose de personne, trad Martine Broda, le nouveau commerce, 1979