Guillaume Dreidemie, « Palingenesia », par Guillaume Artous-Bouvet


Guillaume Artous-Bouvet introduit le lecteur à cette poétique de l’éternel retour qui est au centre du livre de Guillaume Dreidemie.


Poétique de l’éternel retour


Dans la postface intitulée « Éternel détour » qu’il consacre à l’essai de Guillaume Dreidemie, Tristan Garcia note que le concept d’éternel retour (« Ewige Wiederkunft »), d’origine nietzschéenne, soulève une double difficulté, dont chaque terme se dédouble à son tour :
– cosmologique et logique, car « si le même état du monde revenait à l’identique au point de ne pouvoir être compté deux fois, il ne serait qu’une fois » (p. 117) : pour pouvoir parler d’éternel retour (du même), il faut en effet être capable de distinguer entre les occurrences (du même), de sorte que ce qui revient diffère, d’un certain point de vue, de ce qui a été (que le même ne soit pas tout à fait le même, donc). On dira dès lors, selon l’intense paradoxe relevé par Deleuze dans Différence et répétition, que seule la différence peut se répéter (« c’est la différence qui se répète »). 
– éthique et politique, car l’acquiescement au retour de « ma vie » implique celui de « toutes les autres vies », là même où elles ne dépendent pas de la mienne – de sorte que « même si j’agis à l’identique, les autres pourront toujours agir et réagir autrement, me contraignant à changer le cours de ma vie répétée » (p. 119). Il s’agirait dès lors moins « de vouloir que tout revienne que de vouloir que tout veuille revenir » (ibid.), c’est-à-dire de convertir le désir d’une récurrence personnelle en désir (d’un désir) collectif.
Garcia suggère alors, dans un geste de style ricœurien, que face à cette aporétique philosophique du concept d’éternel retour, seule une réponse poétique serait légitime : « donné à voir, à entendre ou à lire, cet Éternel retour devient une image à la fois vague et saisissante de la vie dans le temps, dont on refuse de montrer le début ou la fin […] pour faire naître une sorte de sentiment d’une vie pleine d’elle-même, toujours regonflée de sa propre possibilité » (p. 120).
C’est à quoi s’attèle l’ouvrage de Guillaume Dreidemie, en neuf stations dont un prologue, dont ces quelques remarques voudraient tenter l’articulation, par une tresse selon trois axes, qui forment trois sens de poétique :

1/ Poétique se dit d’abord d’une création (poiesis) de soi par l’exercice d’une fidélité héroïque à son propre désir, comme on le lit notamment sous les traits du Raphaël de Valentin de La Peau de Chagrin (1831) de Balzac, qui fait l’objet du prologue du livre. La figure de Raphaël incarne ici l’ivresse d’un désir capable de résister à la décadence du monde, et lui permettant « d’embrasser sa vie en un seul regard » (p. 20). De cette lucidité singulière du désir supérieur, on trouve un autre exemple dans le chapitre 6, consacré à Antonin Artaud, qui écrit en particulier, dans Van Gogh le suicidé de la société (1947) : « Cette société a inventé la psychiatrie pour se défendre des investigations de certaines lucidités supérieures dont les facultés de divination la gênaient » (p. 83).
On notera qu’un tel héroïsme suppose en effet un parcours, qui reconduise le présent au point d’une origine elle-même toujours anachronique : d’où la définition, chez Khalil Gibran et Hermann Hesse (chapitre 3), du « voyage initiatique » comme « traversée du temps » ; d’où encore, dans le chapitre 5, la référence à Don Quichotte dont « l’héroïsme […] réside dans un réenchantement du monde, c’est-à-dire dans le fait de puiser des valeurs d’un autre temps, des valeurs que Nietzsche dirait dionysiaques afin de vivifier le temps présent » (p. 81).
2/ Poétique se dit ensuite d’une « recréation » (ou repoétique, selon le terme de Gilles Jallet) qui permet la réfection d’un homme qui ne devient « dieu » qu’en s’effectuant précisément dans sa pleine humanité. Ce que Dreidemie lit dans l’œuvre de Friedrich Jacobi (chapitre 4), où il repère « le désir de s’unir pleinement en amoureusement au divin » (p. 61) : « En s’élevant à cette compréhension du processus divin, l’homme s’élève à ce qu’il y a du plus noble. Il effectue ce que l’homme peut effectuer de plus grand. Par ce don, il conquiert ainsi sa plus grande humanité » (p. 70) (1)
Cette deuxième détermination du poétique nous autorise à préciser la première, en comprenant d’une part qu’il n’y a d’autre fidélité (à soi) que nourrie d’une certaine transcendance, et en saisissant, d’autre part, qu’il n’y a d’autre transcendance (à soi) que sans cesse reconduite au réel d’une immanence incarnée. Nulle poétique, en ce sens, qui ne soit profondément dialectique : c’est aussi la leçon de Palingenesia.
3/ Poétique se dit enfin, comme il se doit, de l’acte même de la poésie compris comme répétition intensive de la relique. Ce qu’on découvre dès le chapitre 1 du livre, qui s’adonne à une lecture archéologique de Novalis et Hölderlin pour y chercher la trace d’un héritage stoïcien. Dreidemie y reconnaît la marque d’« une force divine » qui « a le pouvoir de faire monde, de se retirer en laissant ce monde se désagréger » mais aussi « de revenir et de refaire monde » (p. 30).
Cette scansion démiurgique ne va pas, en poésie, sans le travail de l’hypotexte : si, comme Dreidemie l’écrit à propos de Nerval, « l’écriture poétique est véritablement un élan résurrectionnel » (p. 44), cette « résurrection » n’est rien d’autre, à certains égards, qu’un rapport réglé à une originaire surrection. Ainsi de T.S. Eliot achevant son poème « Ce qu’a dit le tonnerre » (« What the Thunder said ») en citant « El Desdichado », pour, « de ces fragments, étayer les ruines et rebâtir éternellement le château de sable » (p. 44). D’où la remarque de Dreidemie, que « la poésie de la modernité [soit] dans cette diction de rhapsode brocanteur, qui la rend barbare » (p. 102).
On lira enfin avec Dreidemie dans la rime le fait le plus littéral d’une récurrence qui « effectue », en le disant, le désir même de vivre. Dans les mots d’Anna de Noailles (chapitre 8, p. 114) :

            Cette Ménade des forêts,
            Pleine de regrets et d’envies,
            A failli mourir de la vie,
            Mais elle recommencerait !

La rime dit et fait la « vie » du poème, où elle s’insépare du désir (de l’« envie », donc, ici). Vivre se lit ici en effet comme désir du recommencement du désir, c’est-à-dire comme désir du désir. Ou, dans les mots de Deleuze, de « répéter un “irrecommençable” » (2): « on répète une œuvre d’art comme singularité sans concept, et ce n’est pas par hasard qu’un poème doit être appris par cœur » (3) Où la mémoire poétique devient le lieu d’un recommencement par quoi cela même qui recommence se révèle, à chaque fois, comme non recommençable : ce qu’on appelle parfois la vie.

Guillaume Artous-Bouvet


Guillaume Dreidemie, Palingenesia. Une poétique de l’éternel retour, Paris, Éditions Kimé, coll. « Détours littéraires », 2024, 120 pages, 15 euros


1 Dimension qui affleurait déjà chez Raphaël de Valentin, qui dit ceci (cité p. 44) : « Nous devons au pater noster, nos arts, nos monuments, nos sciences peut-être ; et, bien plus grand encore, nos gouvernements modernes… »
2 Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, Éditions des Presses universitaires de France, coll. « Épiméthée », 1968, p. 8.
3 Ibid.