Louise Ackermann, « Poésies philosophiques et autres œuvres » (III, 6, anthologie permanente)


Marc Wetzel a choisi pour Poesibao des extraits des Poésies philosophiques de Louise Ackermann, qu’il nous présente brièvement par ailleurs.


 

À mon retour à la maison, mon père fut effrayé des ravages que la foi avait exercés sur ma jeune âme. Dans l’intention de les réparer, il me glissa du Voltaire entre les mains. Peu à peu je me calmai et repris le cours de mes lectures, que la première communion avait interrompues. Je lisais de tout et pêle-mêle. Une traduction de Platon m’enchanta, mais la palme demeura aux Époques de la Nature de Buffon ; ce livre m’élargit tout à coup l’horizon. C’est aussi vers ce temps que je commençai à rimer. À son tour, ma mère crut devoir s’alarmer. En effet, il y avait de quoi. Cette passion de lecture, ces velléités poétiques surtout, bouleversaient ses idées de bourgeoise sensée. Mes livres me furent retirés. J’en tombai malade ; il fallut me les rendre. (Ma vie, p.53)

Mon père tombe malade. Il revient à Paris et y meurt presque aussitôt. Je perdais en lui le meilleur des pères. Nous avions le même caractère, les mêmes goûts. C’est lui qui me protégeait contre les tracasseries systématiques de ma mère et les taquineries de mes sœurs. (Ma vie, p.58)
 
Maladie de ma mère. Elle meurt. Femme de haute vertu et de grand bon sens, elle m’a souvent tourmentée, mais toujours avec les meilleures intentions et dans la juste persuasion qu’elle remplissait un devoir. Les femmes qui écrivent sont, hélas ! naturellement disposées à se laisser aller à de déplorables écarts de conduite. Un pareil danger effrayait ma mère. C’est donc à elle que je dois de ne pas être devenue de lettres. Je ne saurais lui en avoir trop de reconnaissance. (Ma vie, p. 59)

Avec mes exigences morales excessives et mon esprit à la fois austère et exclusif, le mariage ne pouvait être pour moi qu’exquis ou détestable : il fut exquis. Je m’attachai extrêmement à mon mari. Abandonnant mes propres études, lesquelles n’avaient jamais été pour moi que le remplissage d’une existence vide, je me consacrai tout entière à ses travaux (de linguiste) et lui devins une aide précieuse. Quant à ma poésie personnelle, il n’en était plus question. Mon mari a toujours ignoré que j’eusse fait des vers ; je ne lui ai jamais parlé de mes exploits poétiques. À me voir, du matin au soir, dépouiller ou vaquer aux choses du ménage, comment aurait-il pu soupçonner qu’il avait épousé une ex-Muse ? (…) Ce bonheur intime et tranquille ne dura guère que deux ans. Maladie de mon mari. Je le ramène dans le Jura. Il meurt au milieu des siens, à Montbéliard, le 26 juillet 1846. Il avait trente-quatre ans. Ma douleur fut immense. (Ma vie, p.61)

Mais si je prenais facilement mon parti de mon sort individuel, j’entrais dans des sentiments tout différents dès qu’il s’agissait de mon espèce. Ses misères, ses douleurs, ses aspirations vaines, me remplissaient d’une pitié profonde. Considéré de loin, à travers mes méditations solitaires, le genre humain m’apparaissait comme le héros d’un drame lamentable qui se joue dans un coin perdu de l’univers, en vertu de lois aveugles, devant une nature indifférente, avec le néant pour dénouement. L’explication que le christianisme s’est imaginé d’en donner n’a apporté à l’humanité qu’un surcroît de ténèbres, de luttes et de tortures. En faisant intervenir le caprice divin dans l’arrangement des choses humaines, il les a compliquées, dénaturées. De là, ma haine contre lui, et surtout contre les champions et propagateurs plus ou moins convaincus, mais toujours intéressés, de ses fables et de ses doctrines. Contemplateur à la fois compatissant et indigné, j’étais parfois trop émue pour garder le silence. Mais c’est au nom de l’homme collectif que j’ai élevé la voix ; je crus faire même œuvre de poète en lui prêtant des accents en accord avec les horreurs de sa destinée. (Ma vie, p.68)

Misérable grain de poussière
Que le néant a rejeté,
Ta vie est un jour sur la terre ;
Tu n’es rien dans l’immensité
 »
(p. 69, L’Homme, poème isolé de 1830, l’auteure a 16 ans)

Et je puis, sous ce ciel que l’oranger parfume
Et qui sourit toujours,
Rêver aux temps aimés et voir sans amertume
Naître et mourir les jours
. (Premières poésies, In memoriam, p.90)

Il s’ouvre par-delà toute science humaine
Un vide dont la Foi fut prompte à s’emparer.
De cet abîme obscur elle a fait son domaine ;
En s’y précipitant elle a cru l’éclairer.
Eh bien, nous t’expulsons de tes divins royaumes,
Dominatrice ardente, et l’instant est venu :
Tu ne vas plus savoir où loger tes fantômes ;
Nous fermons l’Inconnu.


Mais ton triomphateur expiera ta défaite.
L’homme déjà se trouble, et, vainqueur éperdu,
Il se sent ruiné par sa propre conquête :
En te dépossédant nous avons tout perdu.
Nous restons sans espoir, sans recours, sans asile,
Tandis qu’obstinément le Désir qu’on exile
Revient errer autour du gouffre défendu.
« 
(Poésies philosophiques, Le positivisme, p.139)


Non, tu n’es pas mon but, non, tu n’es pas ma borne.
À te franchir déjà je songe en te créant ;
Je ne viens pas du fond de l’éternité morne
Pour n’aboutir qu’à ton néant
. (id., La Nature à l’Homme, p.157)

La mort est le seul fruit qu’en tes crises futures
Il te sera donné d’atteindre et de cueillir ;
Toujours nouveaux débris, toujours des créatures
Que tu devras ensevelir.
Car sur ta route en vain l’âge à l’âge succède ;
Les tombes, les berceaux ont beau s’accumuler,
L’Idéal qui te fuit, l’Idéal qui t’obsède,
À l’infini pour reculer.
(id., L’Homme à la Nature, p.161)

C’en est fait pour toujours du pauvre Adam timide ;
Voici qu’un nouvel être a surgi : l’Homme est né !
L’Homme, mon œuvre à moi, car j’y mis tout moi-même ;
Il ne saurait tromper mes vœux ni mon dessein.
Défiant ton courroux, par un effort suprême
J’éveillai la raison qui dormait en son sein.
Cet éclair faible encor, cette lueur première
Qui deviendra le jour, c’est de moi qu’il la tient.
Nous avons tous les deux créé notre lumière,
Oui, mais mon
Fiat lux l’emporte sur le tien !
Il a du premier coup levé bien d’autres voiles
Que ceux du vieux chaos où se jouait ta main.
Toi, tu n’as que ton ciel pour semer tes étoiles ;
Pour lancer mon soleil, moi, j’ai l’esprit humain !

(id., Satan, p.172 – Satan y répond vertement au Dieu créateur)

Les croûtes en peinture peuvent encore servir à quelque chose ; au besoin on en ferait de jolies enseignes. Mais quel parti tirer des croûtes en poésie ? (id. p.229)

La meilleure manière d’être revenu de bien des choses, c’est de n’y être jamais allé. (id., p.245)

Le vrai poète se reconnaît à ceci : tout lui dit. Il s’en est fallu de bien peu que rien ne m’ait dit.  (p.255)

                                                         




Cette femme (1813-1890) qui n’a jamais manqué de rien (car l’énergie et la chance l’ont constamment portée), et ne s’est d’ailleurs jamais plainte : même une enfance digne et triste, tiraillée entre les bibliothèques adverses – Voltaire et Bossuet – de ses géniteurs, son veuvage au bout de deux ans d’un mariage à sa grande surprise délicieux, et l’errance bourgeoise d’une intelligence altière entre Nice, Paris, Berlin et l’Angleterre, ne l’ont jamais personnellement terrassée : elle n’a souffert que du malheur des autres, et n’a rejeté Dieu que pour l’impardonnable sort par lui réservé au plus grand nombre. Son désespoir lui vint exclusivement – disait d’elle Anatole France – des « misères qu’elle n’éprouvait pas », des « souffrances de l’humanité tout entière », ajoutant : « Elle a fait doucement le songe de la vie; mais elle savait que ce n’était qu’un songe ». Le paradoxe central est, montrait Léon Bloy, qui admirait sa « monstruosité » spirituelle, qu’elle rejetait le Dieu chrétien (le seul qu’elle prenait au sérieux) pour des raisons de pure charité, estimant qu’un Père ne traite pas – c’est-à-dire ne fait pas maltraiter – son Fils ainsi, et qu’il est indigne de nous faire tenir pour néant ce monde-ci au profit du néant d’un autre. Bloy touche alors au cœur : « Dites à un rationaliste quelconque qu’il est un impie, un hérétique, un païen, un apostat, que sais-je ? Il en conviendra, non sans orgueil. Mais ne lui dites pas qu’il pourrait bien, au fond, n’être qu’un catholique inconscient et révolté. Vous le toucheriez au vif de ce même orgueil ». Et ce n’est en effet que le Dieu chrétien que Louise Ackermann s’évertue à maudire, car un Brahma – qui se garde bien d’exister personnellement – ou un Allah – qui n’a promis, au mieux, qu’épargner les non-récalcitrants – se mettraient aisément hors de portée d’une si farouche indignation. L’un ne prétend pas jouer au Créateur, l’autre au Père de ses créatures, et nul de nous, logiquement, ne se sentirait malheureux de devoir être leur orphelin, alors que, dit Bloy (pour une fois plus compatissant que malicieux) « Mme Ackermann ne se trouve pas très heureuse d’être athée ». C’est que, là encore, elle ne s’angoisse et souffre que pour les autres, et de leur inconséquence. Alors que Baudelaire était, écrit Bloy, un « athée de cœur », dont l’esprit n’entend pas du tout assumer le vide réel des autres cœurs, Louise Ackermann (qui chérissait Musset autant que Vigny, Sapho autant que Schopenhauer, et Lucrèce que Hugo) est, ajoute-t-il, une « athée d’esprit », qui ne souffre nullement de la pauvreté réelle de son propre cœur – elle est stoïcienne, la désillusion lui est convenable -, mais bien (et terriblement) de la seule misère imaginaire des cœurs de croyants. Mais Léon Bloy le dira évidemment mieux : Baudelaire est un libertin épuisé, qui ne se console pas d’être épuisé et qui, ayant mis toute sa vie et toute son espérance dans des choses destinées à la corruption, n’accepte pas cette fin dernière et maudit son créateur de ne pas lui avoir donné un immortel pouvoir de l’offenser. Il se dévore ainsi épouvantablement lui-même, sans pouvoir jamais s’assouvir de son propre dégoût. Au contraire, « Mme Ackermann est une tout autre nature. Elle est chaste comme une Diane en bronze, inséductible et impénétrable comme le néant qu’elle chante. Elle n’a ni foi ni espérance ni amour. Dépossédée de tous les sentiments qui font vivre les âmes, il ne lui reste que l’amère science de sa pauvreté et l’épouvantable certitude que cette pauvreté est sans remède« . (cité, p.284)
Bien sûr, Léon Bloy ne peut concevoir qu’un cœur chrétien soit sans maître, ni qu’une positiviste soit poète. Or, écrivait un autre critique (Elme-Marie Caro, dont l’enthousiasme public sortit Louise de l’anonymat en 1874) : Assurément, c’est de la poésie troublante et troublée; mais c’est de la poésie. C’est, en tout cas, comme on vient de lire, une pensée qui eut les mots de son chant.

Une émouvante pensée, que la remarquable édition de Yohann Ringuedé nous fait ainsi saisir.

Marc Wetzel

Louise Ackermann (1813-1890), Poésies philosophiques et autres œuvres, GF, 2025, 12,5€

Présentation du livre par l’éditeur
Louise Ackermann fut, pour ses contemporains, une autrice d’une originalité déconcertante : loin des thèmes sentimentaux qui, au XIXᵉ siècle, échoient aux poétesses, elle a forgé une œuvre à la croisée de la poésie, de la philosophie et de la science, dont le lyrisme exprime une quête ardente de vérité. En résulte une voix unique qui dialogue avec Blaise Pascal et Auguste Comte, refuse les consolations religieuses et pose frontalement la question de l’absurdité de l’existence. « Cri d’angoisse et d’horreur infini » traduit en « rimes hardies », la poésie de Louise Ackermann est l’expression d’une lucidité sans concession et d’un puissant désir d’émancipation.
Autour des Poésies philosophiques (1871), ce volume propose deux textes autobiographiques, Ma vie et Pensées d’une solitaire, le recueil de jeunesse Premières poésies, ainsi que de nombreux comptes-rendus critiques d’époque.