Yves Boudier tente ici de témoigner d’un ‘sentiment de lecture’ à propos du livre ‘Lirisme’ d’Aurélie Foglia, paru chez Corti.
Au-delà d’un discours d’escorte, voici un à bras-le-corps complice avec le poème, « les mots me tombent des / mains // décrire déchiffrer me déserte » […] « les mots m’échappent : les mots s’échappent de moi ». Lirisme déjoue toute approche ordinaire, descriptive. Alors, (p)oser la question, qu’est-ce qu’une note de lecture ? Le journaliste la veut informative, l’universitaire analytique, or elle peut autrement témoigner d’un sentiment de lecture et se présenter sous une forme hybride parfois déroutante pour un lecteur peu disposé à partager ce qui lui semblera relever d’une lecture solipsiste, voire idiosyncratique. Cela pensé, j’assume cette possible singularité et cours le risque de donner à lire les lignes qui suivent, espérant néanmoins un partage, une rupture de la solitude qui préside et appartient à toute lecture critique, quelle qu’elle soit, d’autant plus que Lirisme n’est pas un livre commun.
Se fondant sur la question même du livre et de la lecture en l’abordant, non pas selon la mise en valeur de leurs vertus, mais plus intimement selon l’incarnation, l’incorporation des effets textuels en soi, cet ensemble de poèmes à la fois fait sens et s’interroge sur lui-même, sur sa capacité ou non de révéler et le sujet qui écrit, et le sentiment qu’il ressent, dans un geste scriptural d’invention et de dépossession mêlées. Dépossession d’un passé attaché à la lisière du présent, passage de l’acte pictural à l’invention poétique. La lecture d’un tel livre du lire déroute au sens propre, impose un parcours critique singulier.
Dans l’opus précédent, Comment dépeindre1, on pouvait lire : « sur la toile tout se voit // revenir en arrière / impensable aucun / repentir possible // le grain rugueux reste / une feuille blanche / frottée aux réalités ». De l’œuvre peinte détruite dont témoignait ce volume, que reste-t-il sinon la matrice du souvenir, riche d’une mémoire d’images « en deuil », chacune d’entre elles, l’absente de tous bouquets2, œuvre à chaque fois unique. Or, il n’en va pas de même avec l’écriture du poème sur la page, aucune contrition n’étant possible certes, mais l’espace même, le lieu dans lequel il s’écrit / s’inscrit, lui offre d’emblée une survie possible, c’est l’heureuse loi du nombre, de la reproductibilité du livre. Plus encore, l’intériorité propre au poème le garde et le sauve de l’incontournable extériorité vulnérable de l’œuvre peinte. On comprend alors pourquoi Aurélie Foglia, à son corps persévérant, retrouve la voie de l’image poétique et des traces verbales qui la configurent en poème en laissant advenir en elle l’espace ouvert et infini de l’écrit, depuis la bibliothèque intime que chacun porte en soi jusqu’au vertige salvateur des livres à venir.
Cette ouverture vers l’espace écrit n’est pas sans provoquer un bouleversement, une refonte, une redéfinition des paramètres entre lesquels notre existence se justifie, une modification interne du statut d’artiste, de poète, de l’être face au monde, agent et objet, un être saisi par l’empreinte du temps mesuré d’une vie. Et cette quasi renaissance relève d’une pulsion que nourrit la passion du lire, du lirisme, néologisme né d’une disparition-substitution, tel un isthme du lire qui conduit de l’image au poème, du poème au poète, au signifiant intime dans l’écriture (Je), qui représente le sujet pour l’autre (Tu), engendrement et concaténation des sentiments refondant la nécessité d’écrire.
La disparition du Y renvoie paradoxalement à la lettre même, à sa forme, sa silhouette : deux tracés convergents se prolongeant dans l’axe qui lui donne son assise, ici sa présence-absence. Métaphore graphique du mouvement qui hante ce livre en profonde discrétion, non moins actif désir. Deux en un, tel un Je et un Tu s’unissant dans l’étroitesse du passage ouvrant sur la part manquante d’un sablier déconstruit, d’une mesure du temps inaccomplie car liée à l’illimité des lectures, à l’espace abyssal de la bibliothèque. Alors le « i », comme l’item, l’appel des éléments d’un ensemble nommé livres, l’un et/ou l’autre, puis l’autre encore, infiniment, le « i » marqueur lettriste d’un penchant irrépressible pour le lire, d’une nouvelle affection dite lirisme, penchant qui engendre une redistribution référentielle du système pronominal. Le livre en effet transforme le sujet lecteur qui projette son être dans le récit ou le poème de l’Autre sur la page. La lecture, qui est connaissance d’un monde propre à chaque livre, déplace ainsi notre identité en la confrontant à la différence multiple des manières d’être au monde. Qui est ce Je, ce Tu, lorsque la résistance de l’écrit nous interpelle et que l’on demande des comptes à qui nous déplace et nous renvoie à notre finitude ?
Et c’est précisément là que Lirisme propose, voire impose un écart, au-delà même du Je / Tu, du Je-Cela ontologique de Martin Buber3 par exemple, pour échapper à toutes conceptions spiritualistes de l’acte langagier établissant un lien sans détermination allocutaire, relevant d’une surdétermination divine : « je n’ai plus la religion / des livres ». Aurélie Foglia sécularise la dialectique relationnelle du Je / Tu par un dépassement du binôme actant-acteur au cœur de la notion de narration, impropre à caractériser le mode d’écriture poétique choisi comme seule voie d’accès à cet enroulement spiralé de l’insécable dimension énonciative d’un sujet en proie à la furie du dédoublement. Le poème ne narre pas, il s’inscrit dans un espace en vibration commune avec ce qui fonde l’intime du poète l’écrivant, son ipséité, l’irréductibilité d’un Je qui se fait Tu, héritage de l’Apollinaire de Zone, « Tu as souffert de l’amour à vingt et à trente ans / J’ai vécu comme un fou et j’ai perdu mon temps / Tu n’oses plus regarder tes mains et à tous moments je voudrais / sangloter / Sur toi […] sur tout ce qui t’a épouvanté ».
S’il fallait se référer à un soutien théorique, ce serait du côté d’un Émile Benveniste4 et l’on évoquerait une épellation sémiotique des conditions qui définissent la personne, en terme pronominal, dans laquelle ainsi qu’il le formulait « ego a toujours une position de transcendance à l’égard de tu » mais sans qu’aucun de ces deux termes ne se conçoivent l’un sans l’autre. Et d’ajouter : « Ils (Je et Tu) sont complémentaires, mais selon une opposition intérieur/extérieur, et en même temps ils sont réversibles ». Nous sommes placés ainsi face à une « corrélation de subjectivité », qui se fait plus encore alliance que corrélation chez Aurélie Foglia de par son choix de faire d’un intrus majeur -le livre- l’élément quasiment amniotique de la gestation d’une dialectique à proprement parler inouïe, insue et révélée du Je et du Tu, dans le mouvement de laquelle le Je réfère à un objet extérieur au langage, définissable, non pas en terme purement sémantique comme objet ou nom commun, mais comme instance des désirs croisés, contradictoires tels que seraient les fruits d’un hermaphrodisme pronominal triomphant. Le livre comme enveloppe et lui-même produit de qui l’accueille et s’en nourrit, parangon fondateur du possible dialogue entre un Je et un Tu, devenant de la sorte le Je et le Tu, complices et ennemis intimes de l’impersonnel codex s’il n’est enfanté dans la connaissance qu’il délivre par les pulsions scopiques ambivalentes qui favorisent l’émergence d’un sujet en lui assignant une identité, dont l’ellipse pronominale demeure la matrice et dont l’écriture du poème est le salut : « si je t’écris tu / me restitues ce tu // si je me dis je tu / te dis ce je » […] « je suis qui je / comme moi tout / un chacun » […] « écris-je le livre que j’aurais aimé lire ? » […] j’ai faim de cette soif // un livre ou quelque chose / dans ce goût-là ».
Naguère, à propos de poètes du XIXe siècle5, Aurélie Foglia écrivait : « L’intérieur demeure fatalement un espace social que parasite la polyphonie, empêchant la voix singulière du poète de s’élever. Car il entre sans cesse en contact avec son autre, que ce soit par dedans (hanté par les visages et les voix, il les importe dans son for intérieur) ou par dehors, le poète regardant alors, symboliquement, par sa fenêtre, cette ouverture dans l’être. […] Ainsi la fenêtre prend une fonction approchant celle de la peau ». En déplaçant cette analyse vers Lirisme, je perçois aujourd’hui chez Aurélie Foglia l’intuition d’une relation encore impensée mais déjà inconsciemment active entre l’intérieur (le Je) « le lieu rêvé d’une coïncidence avec soi qui suscite le poème » et un extérieur non encore nommé (le Tu), masqué, mais dans une transparence à venir, par l’enveloppe corporelle qu’est la peau, en tant qu’enveloppe picturale du corps mais surface organique où se gravent les marques du vivre et la griffe du temps, appelant l’Autre pour survivre dans la dynamique du Je et du Tu, pour n’entendre pas « la voix d’un sujet clivé qui s’absente, se délite et tend vers l’impersonnalité ». Une manière d’affirmer dans la pratique du poème la rédemption que nous offre un Je et un Tu dialogiques, de ressentir vers après vers, le rôle de la peau, délicate carnation qui unit et sépare comme le fait le pronom dans sa relation de substitution nominale par un signifiant étrangement impersonnel, une forme de résolution à peine pensable d’un état de schizophrénie grammaticale, « imaginez ce moi qui vous / parle sans langue a la joie / d’être personne ». La peau que l’effleurement par le poème donne à percevoir comme frontière entre un dedans et un dehors, tel l’indéfinissable « barre » du Sa/Se lacanien. Aucun pronom n’est personnel, toute personne est hors d’atteinte si elle ne décide en son intimité et par un choix inaliénable de se singulariser, Je et Tu devenus réversibles pour refonder une identité, « tu t’entends appelée / par autre chose que ton / prénom », qui n’est pas pronom, mais le nom même retrouvé.
Or, pour que cette métamorphose s’accomplisse, pour qu’un sujet paraisse, il faut s’acquitter de la dette, des reliques, des « restes » pour que le poème advienne, frère et sœur de l’image peinte, icône perdue mais souvenir rémanent : « la poésie vous sillonne // entre deux versants / importe le lointain au / cœur du cœur qu’il / se loge ou non dans / le torse des choses / recueille nos restes » […] Une sortie de l’histoire qui renouvelle les paramètres temporels, qui conduit vers le désir de « réaliser des expériences » […] « quand la langue de son / absence a tout vidé ».
Le livre de la sorte délivre du corps paralysé en le célébrant, il le met en joie, en jouir. « j’émarge // j’émerge // […] je brasse / j’embrasse », « comme chacun je / veux m’ouvrir à un / livre qui jouisse […] », j’aime sentir // ici // l’enveloppe / qui lâche // les signes / gicler // de la langue / purgée de gel » je m’illustre // une pluie pluvieuse ne peut que // saliver du désir d’être je ». Le livre se déploie, se déplie, déplore, d’écrit jusqu’à dépeindre de nouveau.
« la poésie recueille tes restes ». Le livre alors se fait l’écrin multiple du souvenir, de l’histoire, du néant, de l’animal, de la nature, métamorphose généralisée du monde et de ses représentations, de ses reliques, en écho au mémorable dernier vers de Andenken6: « Was bleibet aber, stiften die Dichter ».
Ainsi le premier vers de Lirisme : « à qui est cette mémoire ? », ainsi Aurélie Foglia, poème après poème, se dépouille des lambeaux de la violence subie. Elle gravit le chemin de l’enfer et nous livre son anamnèse. « l’écriture embaume » écrit-elle, au sens où le baume se révèle analgésique, apaise et rend de nouveau possible de se libérer de la chrysalide des blessures. Les livres recèlent la table des matières de l’histoire et la tiennent à disposition pour qui y ajoutera son paraphe, son obole. Lirisme en témoigne en six parties, de La maladie de l’encre au Faire sensation, déclinées en vingt-deux stations. La lyre d’Orphée, le lire orphique sont notre origine et notre avenir confondus7, « sans doute suis-je la seule / gardienne à présent du / présent ».
Yves Boudier
Aurélie Foglia, Lirisme, éditions Corti, 2022, 208 p., 19€
Fiche du livre sur le site des éditions Corti
1. Aurélie Foglia, Comment dépeindre, José Corti, 2020.
2. « Crise de vers », in Divagations, 1897. (Gallimard/Pléiade, 1945, texte établi et annoté par H. Mondor et G. Jean-Aubry).
3. Martin Buber (1878-1965), Je et Tu, (Ich und Du, 1923), Aubier, 2012. « L’Homme devient un Je au contact du Tu » / « Dans chaque Tu individuel, le mot fondamental invoque le Tu éternel ».
4. Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, tome I (1976) et tome II (1980), coll. Tel, Gallimard. « Je désigne celui qui parle et implique en même temps un énoncé sur le compte de Je : disant Je, je ne puis ne pas parler de moi. À la 2e personne, Tu est nécessairement désigné par Je et ne peut être pensé hors d’une situation posée à partir de Je ; et, en même temps, Je énonce quelque chose comme prédicat de Tu ».
5. « L’Invention de l’intériorité », in Romantisme n°168, 2/2015.
6. Friedrich Hölderlin, Andenken (Souvenir), 1803 : « Mais ce qui reste, les poètes l’instituent. » Traduit ainsi par Philippe Lacoue-Labarthe pour le film Andenken (Je pense à vous) -Hölderlin 1804, Hors-Œil éditions, 2000. En 1967, Gustave Roud proposait : « Mais les poètes seuls fondent ce qui demeurent ».
7. « Orphée, cet analyste », Suzanne Delorme, in Insistance n°2, 2006.