Poesibao poursuit ici la publication d’une seconde série de contributions à la ‘Disputaison’ sur le thème de la langue d’écriture.
Ne pas ou ne plus écrire dans sa langue maternelle, est-ce un réel choix ? N’est-ce pas la langue d’accueil qui vous élit ? Est-ce une fuite, un exil, un rejet de son pays, une décision politique ? La langue adoptée est-elle une ‘contre langue’ (maternelle) ? Un exil dans l’exil ? L’adoption d’une autre langue correspond-elle à un déplacement physique ? Est-ce une autre personne qui apparaît dans l’autre langue ? Peut-on parler d’un devenir-autre ? Et pourquoi le français ? Les questions sont nombreuses, elles se posent en vrac car l’histoire de la langue de chacun est un monde. Alors c’est l’histoire de poètes qui se sont aventurés dans la langue française, qu’on voudrait lire.
Cette disputaison a été conçue et préparée par Jean-Pascal Dubost. Elle fait suite à une première livraison de 16 contributions.
Aujourd’hui, 18ème contribution, celle de Jean Gabriel Cosculluela
A fabla biatica
à Jean-Pascal Dubost
à Florence Trocmé
L’oubli est la véritable mémoire de l’écriture
Bernard Noël
J’ai une langue. A fabla. La langue. Elle me manque dès le commencement. Longtemps, je ne la connais pas. Je l’entends mais je ne la connais pas. Et elle ne me laisse jamais seul, et une langue ne reste jamais seule. Même si un seul mot, une seule phrase, un seul silence peuvent sembler trop seuls. Qui y a-t-il au-delà d’une langue ?
Je retourne voir.
Je me prends à sa terre : la terre de la langue est natale, nodale, comme un oubli.
Je me prends à sa terre, à ses mots, ses sons, ses rythmes, et autant, à ses silences. Corps, bouche, yeux et mains sont à même chaque mot, chaque silence, le composant, ce n’est pas rien, mendiant l’inconnu, le reconnaissant pas à pas.
Je reste encore à cette nudité, m’accordant à cette terre natale et nodale tout autant. Langue. Fabla. Terre très dure. Tierra alta i mallacán. Ses mots. As suyas parabras. Ses silences. Os suyos silenzios. Il est difficile de commencer au commencement et de ne pas essayer d’aller plus loin en arrière. E difizil prinzipiar á o prenzipio i no pas tratar ir más legos á retaculas. Chaque instant ou chaque lieu est nomade. La langue est reconnaissante d’inconnu. Cada ente u cada garmo e nomada. Cada fabla e probe d’o esconoxiu.
Etre maintenant à l’angle du blanc dans la montagne et plus bas, rien si ce n’est la neige et naître avec, dans un déplacement de langue, d’élan, d’élangues (1), avec un mot ou un silence, ardent, immanent, plus bas. Quelques bruits de langue, plus loin là-bas. Belos rudios de fabla, d’atra man. Algunos ruidos de lengua, acullá.
Marcheur, tes traces sont
le chemin, et rien de plus.
Marcheur, il n’y a pas de chemin,
le chemin se fait en marchant (2).
Et cela donne une image qui est à la foi le comble de lieu et l’absence de lieu. C’est peut-être cela l’écriture : le comble du lieu et l’absence de lieu (3).
Il m’est nécessaire d’entrevoir la lumière dans ta langue (4).
Nous n’habitons pas un pays, nous habitons une langue (5).
Je marche dans ta langue. J’habite dans ta langue. A fabla.
Il y a ce qui reste dans l’oubli. Même dans l’oubli, la langue, natale et nodale, s’est gardée de l’oubli. Elle m’est restée longtemps un secret. Tû. Tû jusqu’à être toi, jusqu’à être autre. Le poème est seul. Il est seul et en chemin. Celui qui écrit lui est simplement donné pour la route. Mais par cela même, ne voit-on pas que le poème, déjà ici, se tient dans la rencontre – dans le secret de la rencontre? (6). ..je trouve quelque chose qui me console un peu d’avoir fait en votre présence tout ce chemin impossible, ce chemin de l’impossible (7).
La langue, natale et nodale, est un lieu pour recommencer, pour renaître, un lieu de reconnaissance, reconnaissance même de l’inconnu, de l’inconnu à force d’oubli. Il y a les mots portés en terre et la terre, avec la langue, l’écriture, se baisse jusqu’aux mots des morts, une terre à la fois proche et perdue, nomade, où il y a lieu de parler, d’écrire, de prendre langue, de prendre le perdu, l’inconnu pour reconnaissance.
A fabla, la langue parlée dans le Haut-Aragon, m’est une langue originelle, elle m’est restée longtemps inédite, trop longtemps, inouïe, elle m’est restée inconnaissance. A mon insu. Elle était cependant si proche.
Depuis quelques années, je prends langue avec elle, a fabla, littéralement avec cette inconnaissance, cette reconnaissance, cet inconnu au cœur battant de chaque mot gagné, pas à pas gagné pour poursuivre, pour prendre corps sur un chemin entre l’élangues (1), passant frontière dans l’oubli, avec d’autres langues que je parle au jour le jour, le français, l’espagnol. Passant frontière dans l’oubli de ne pas oublier, lettre à l’autre en soi resté inconnu, lettre après lettre, mot après mot, phrase après phrase.
Il y a un alphabet à dénouer, à faire parler, à renouer autrement, un glossaire d’autres voix trop longtemps perdues pour viatique.
Il y a l’envers viatique de la langue, a fabla : ce sont les mots des morts qui parlent aux vivants.
Les morts lui parlent… L’homme qui n’entend pas ses morts est perdu. Tous ceux qui reviennent sans visage, presque sans voix… Ils marchent sur rien à l’heure du crépuscule (8).
Il y a le creusement de l’écriture, qui passe le plus souvent par une autre frontière, celle de l’humilité et de l’intime. Chaque mot, dans la traversée des langues, d’élangues (1), devient dès lors un lieu-dit, forcément nomade. Un garmo aforzaumente nomada. Algun lugar llamado, necesariamente nómada.
Il y a cette frontière d’élangues (1), où je suis partagé, où je partage des mots, une oblation, un don, ce don que nous font les morts (9), de la langue viatique à l’envers, d‘a fabla biatica á o rebés, de la lengua viatica al revés. Langue seule non seule. Fabla solenca sin ser solenca. Lengua sola sin ser sola.
L’oubli n’est pas un défet dans les pages du temps ; dans l’oubli, le temps passe encore à notre insu. O ixupliu no ye o desachuste en as paxinas d’o tiempo;en o ixupliu, o tiempo pasa agún sin a nuestra conoixenzia. El olvido no es un desajuste en las páginas del tiempo; en el olvido, el tiempo pasa aún sin nuestro conocimiento.
Elles et eux oublient le temps déjà de leur vivant. Ils oublient aussi le temps déjà de leur mort. Plus loin, là-bas. Ellas y els ixuplidan o tiempo, ya en bida. Ixuplidan tamién o tempo, ya en muerte. D’atra man. Ellos y ellas olvidan el tiempo, aún con vida. También olvidan el tiempo, aún con muerte. Acullá..
Dans le texte, des mots directement écrits en espagnol et en fabla aragonesa et des citations de :
(1) Philippe Sollers, mot créé par Philippe Sollers. L’élangues évoque la capacité de passer d’une langue à. l’autre, sans traduction. (Voir ici)
(2) Antonio Machado, Campos de Castilla, Proverbios y cantares XXIX, Madrid, Biblioteca Nueva, col. Voces, 2010, p. 142, (trad. Jean Gabriel Cosculluela). Ce texte est aussi publié dans le livre Champs de Castille, trad. Sylvie Léger et Bernard Sesé, Paris, Gallimard, coll. Poésie n°144, 1980 (2019), p. 205
(3) Bernard Noël, Du jour au lendemain, entretiens avec Alain Veinstein, Coaraze, L’Amourier, 2017, p. 339
(4) Antonio Gamoneda, conversation durant le Festival Internacional de Poesia de Medellin, 11 juillet 2022 (retransmis par visioconférence)
(5) Emil Mihai Cioran, Aveux et anathèmes, Paris, Gallimard, coll. Arcades n°11, 1986, p. 21
(6) Paul Celan, Le Méridien et autres proses, traduit de l’allemand et annoté par Jean Launay, Paris, Le Seuil, coll. La Librairie du XXIe siècle, 2002, p.76
(7) Paul Celan, Le Méridien et autres proses, traduit de l’allemand et annoté par Jean Launay, Paris, Le Seuil, coll. La Librairie du XXIe siècle, 2002, p. 84
(8) Bruno Gay-Lussac, La Terrasse des ombres, Paris, Gallimard, coll. Blanche, 1992, p. 11
(9) Danièle Sallenave, Le Don des morts : sur la littérature, Paris, Gallimard, coll. Blanche, 1991.
Jean Gabriel Cosculluela
29 novembre 2017 – 30 septembre 2022
Né à Rieux-Minervois (Aude), Jean Gabriel Cosculluela a des origines aragonaises (Pyrénées espagnoles). Écrivain, traducteur de l’espagnol, éditeur, il a publié de nombreux livres d’artiste, et des livres courants aux éditions Brémond, La Passe du Vent entre autres.