La terre n’apparaît qu’une fois traversée réunit des aquarelles de Philippe Lepeut et un texte de Myriam Eck. Ce recueil entre en écho avec Sans adresse le regard n’a pas de bord, publié chez Æncrages cette année, puisqu’il s’agissait déjà, pour l’autrice, d’écrire avec des œuvres picturales, en répondant à l’émotion qu’elles suscitaient. Ici, ce travail est rendu plus concret encore puisque, dans une première partie du recueil, les poèmes manuscrits sur papier calque e superposent aux galets ou flaques lumineuses du peintre, reproduites sur papier ordinaire. Les phrases, écrites au feutre noir, se déposent sur les couleurs atténuées par le calque. L’écriture se loge dans les limites du pinceau : le retour à la ligne est imposé par le tracé du galet visible sous les phrases et, après coup, lorsque l’on tourne la page, le texte se retire, se soulève de son support. Les mots se détachent de ce « sol » qui demeure alors nu, aux couleurs plus vives. La poésie est surface éphémère.
La seconde partie du recueil n’est constituée que du texte de Myriam Eck. On relit, sans les aquarelles mais avec leur souvenir, les mêmes phrases, une ou deux lignes par page, sans ponctuation et, cette fois, sans retour à la ligne. Aux quelques fragments de la première partie s’en ajoutent d’autres. La fin du poème n’en était pas une.
Ce dispositif définit l’enjeu essentiel du texte de Myriam Eck : le lien avec la matière qui se trouve sous le texte, à son origine comme à sa fin, les aquarelles Philippe Lepeut et plus métaphoriquement quelque chose de la mémoire : « Ce qui s’enfonce laisse comme trace sa lumière / Cette lumière que retient le papier quand il sèche ». Par ces termes (« s’enfonce », « trace », « retient », « lumière »), semblent être désignés autant les travaux de la peinture, les mouvements d’un paysage, et la figuration d’un souvenir que le poème poursuivrait. Tout en même temps, une couleur se dépose, une eau pénètre un sol, une phrase s’écrit. Tout en même temps, sous la forme d’une « trace », le papier s’éclaire, la terre change de texture, le sens se fait jour par un passage de la visibilité à l’enfouissement et inversement. Ainsi, à travers l’image d’une « terre » tour à tour asséchée, trempée, recouverte ou soudain découverte, la réflexion sur la peinture se double d’une réflexion sur la mémoire temporairement saisie : « Les mains ramènent une terre jusque là dispersée / Ce que les mains ont traversé avant d’atteindre le papier ». Le « papier » reste pourtant en partie silencieux, portant « ce que les mains ont traversé » sans le nommer explicitement.
Mais, mettre quelque chose sur le papier, c’est en partie le figer : « A peine touché le papier retombe sur ce qui ne pourra plus s’effacer ». Tel un poids, la page retient ce qui fut mouvement, tracé, émotion. Il en va là d’une certaine gravité de l’écriture et de la peinture. Or, il s’agit avant tout, pour Myriam Eck, de ne pas finir, de toujours « traverser ». Ce « papier » qui « retombe » doit être nouvelle feuille, nouvelle page qui s’appuie sur la précédente pour approfondir le regard, puisque la traversée est ici plus verticale qu’horizontale. Il y a toujours un reste (« ce qui dans la trace restera eau ») qui déborde la page, et l’étend en prenant paradoxalement corps en elle : « Glisser dans la trace ce qui ne sèchera jamais / Le papier ne fera jamais sécher l’odeur des doigts ». S’astreindre à cela revient à toujours essayer de voir, à toujours laisser la possibilité que quelque chose apparaisse là, serait-ce un reflet.
Antoine Bertot
Philippe Lepeut, Myriam Eck, La terre n’apparaît qu’une fois traversée, Éditions Les Lieux Dits, Collection 2Rives, 2022, 20€
Extraits
Ce qui se soulève sous les doigts qui approchent c’est une terre
Un sol tendu à la main venue là se déposer
*
Dans cette terre les mains sont venues déposer leurs traces
Ce qui est venu jusque dans le papier se soulever
Ce qui est resté dans les mains jusqu’à ce qu’elles s’ouvrent