Jean-Pascal Dubost s’adresse à Jean-Pierre Verheggen, selon ce format qu’il affectionne, « Lettre à », écrite autour du “Sourire de Mona Dialysa”.
Jean-Pierre Verheggen, Le sourire de Mona Dialysa, Gallimard, 2023, 96 p.
Cher Jean-Pierre,
As-tu remarqué ? On commence souvent (ou finit) ses courriels aujourd’huy par un expéditif et vaguement phatique « j’espère que tu vas bien » pour ensuite passer à la suite. Sans être expéditif ni phatique, j’ai appris par ton livre Le sourire de Mona Dialysa que tu ne tenais pas la grande forme (quoiqu’on le savait déjà depuis quelques autres de tes livres), que ça n’allait pas en s’améliorant, pour euphémistiquer, et que dernièrement, tu avais été admis en chambre d’hôte hospitalière. Donc, j’espère que tu ne vas pas trop mal et que tu endures géhenne sans trop de dégâts.
Cela étant sincèrement dit, c’est un bel et moult revigorant éloge de la vieillesse et de son lot de maladie, que tu nous offres là, en ces temps où prévalent le culte de la jeunesse et du « zéro défaut »1 et agit la dictature du healthy living (« la vie en bonne santé » à toutes les sauces et absolument) ; mais aussi un bel exemple de « littérature vieillesse » pour tous, une leçon de vitalité par le rire. Alors, avec toujours cette langue qui frouche et qui ne peut (ne veut) pas dire comme tout le monde, tu dérapes et râpes la langue avec maintes gentillesses verbales tous azimuts (ou devrait-on dire tous azizuts). Tu l’écrivais quelque part : pas de repos pour la langue, preuve en est encore une fois ; ni pour le poète nonobstant qu’il soit valétudinaire et usé par un corps réfractaire à la bonne santé.
En vers ou en prose, peu importe la forme (si on peut dire), l’important est de faire déborder la coupe et de prendre le parti de rire de tes maladies jusques y compris la toute dernière, une « insuffisance rénale sévère » qui t’oblige à dyaliser régulièrement, mais heureusement, sous le très-aimable contrôle d’une infirmière dont tu as fait la justification de ton titre. Mais tout est bon à rire, tu n’es pas de la gent des rigoristes, aussi, tu la transformes en calembour, cette insuffisance, parodiant Jean Tardieu (avec hommage à Marcel Moreau au passage) :
« Et à notre “Quoi qu’a fait ?” C’est un “a fait rein”
qui surgit ! À quoi qu’a pense ? A pense à “rein” !
À “rein” d’autre qu’à mes pauvres petits “reins” !
Comment me débarrasser de sa présence envahissante ?
Peut-être en évoquant “La philosophie à coups de reins” »
Vers et prose sonnent bien, bélinent bien, rythmés et assénés par une pléthore de points d’exclamation d’humeur, et y vont à coups de boutoirs notamment contre les « mots-tu-vu », les « casse-bonbons professionnels » et toute cette clique qui impose un monde lisse et lyophilisé, efficace et hyperactif, les « Suffisants ravis de s’estimer grandioses » et autres « Experts planétaires en emphases cosmiques » auxquels tu adresses un poème-liste2, une sorte de manifeste zutique à échelle internationale digne d’un drôle farceur de l’école drolatique la plus relevée.
Pastiche et parodie sont les deux faces de ta poésie, parce que le monde est sérieusement pas sérieux. Tu défies les agélastes de tous les pays.
Etablissant ton « état des vieux », et empruntant à ton complice Christian Prigent le verbe « vieusir », on peut vérifier que si le corps flanche, la langue, elle, est en bonne santé et ne vieusit point. Et qu’il y a beaucoup de jeunesse dans cette langue qui emprunte abondamment à l’univers de la bande dessinée (les titres de poèmes sont comme des phylactères), notamment à celui de Tintin bien entendu que tu ne cesses de titiller ; il n’est guère poète plus haddockien que toi, dont les bordées d’invectives anti-libéralo-jeunistes sont d’une saine virulence. Si tes références littéraires sont évidentes, comme Maurice Roche par exemple (« j’ai mal donc je vis »)3, un peu ton mètre à panser4, néanmoins, outre la bande dessinée, on pense aussi à maintes autres références populaires mises à ta sauce piquante, notamment la chanson populaire, comme Gaston Ouvrard5, bien tapi dans l’ombre de ces poèmes pour garder une langue non anémiée. Ce qui est étonnant dans ta poésie, est ce mélange du plus populaire et du savant.
Ton livre est un antidote subversif contre la morosité ambiante (accrue depuis le covid-19), l’expression de la volonté de frapper le réel et de dire « debout les tristes ! » Ton rire, c’est la vie. Et pour reprendre ton complice sus-évoqué, cette langue que tu as créée est « une torsion sonore et rythmée [qui est] comme la trace d’un affrontement du corps et de la langue »6, une langue qui ferraille ici contre un corps mal portant. Subvertir les esprits en martelant le confort et le cliché poétique, défier le diktat de l’efficacité, compisser et conchier « les dictateurs du tout, tout de suite », garder l’œil clair et le verbe prompt à férir. Tu profites de cet état souffreteux pour t’opposer au grand discours général du mens corpore et du mens sana, voire te défies-tu de la tentation de la sanité. Tu ripostes avec un éloge de la lenteur et de l’inefficacité, « On devient de plus en plus lent », charges contre l’esprit managemental. Si ta « violangue » est moins virulente qu’elle ne le fut (tu le reconnais toi-même et sévèrement, appliquant la maxime delphique, nosce te ipsum : « Votre écriture – votre ex-écriture ! – est devenue pantouflarde, mon petit père ! »), il n’empêche que l’ouïssance demeure, et la délectation de dire à contre-courant des discours hygiénistes mêmement, et fermement, gaillard et provocant. Alors on fait quoi ? L’éloge de l’empiffrement sucré et « On se goinfre de bonbons ! » :
« C’est un constat ! Plus je deviens gâteux,
plus je m’empiffre de gâteaux et de bonbons
sucrés ! »
Mangez au moins cinq sucreries par jour !, eusses-tu pu dire. En outre, exposer les inconvénients d’un corps souffrant (l’essoufflement, la dyalise, l’obésité, la mobilité réduite etc.), c’est exposer le bas-corporel et lancer une autre charge, contre un autre hygiénisme : l’hygiénisme poétique de la poésie proprette et horriblement fadasse. Nous sommes bien là dans une célébration du corps grotesque avec ces maladies et affections chroniques gravées sur les parois intérieures et extérieures de ton corps, et je dirais même plus, une célébration égrotesque. Tu uses goulument et sans modération de l’hyperbole comique et confères une dimension carnavalesque railleuse à ce livre (comme à l’ensemble de ton œuvre). Ce faisant, tu neutralises tout lyrisme plaintif au profit de l’expression de ta corporalité et de la matérialité de ton organisme souffrant, profondément ancrés dans le terre-à-terre maladif. Le mot « comique » est, dans l’histoire et le corpus littéraires, vaste, et il en est à penser qu’entre poésie et comique, il y a incompatibilité, au nom, sans doute, d’un esprit vates et d’un lien au sacré (et peut-être, en creux, d’une crainte du rire satanique), qui perdure dans les esprits sérieux. Issue d’une longue tradition satirique (je pense à Juvénal entre autres), ta poésie a fait un détour par la prose comique (Rabelais) pour donner cette poésie comique tienne que je dirais drolatique et gauloise, anti-altiloque, et donc éminemment satirique, empruntant les chemins de la transgression et du subversif. Te lisant, j’entends Juvénal rire en lisant Rabelais assis sur un Saint John Perse à quatre pattes. Tu « dévatises » la poésie avec férocité amusée.
Bien entendu, ton discours est provocateur parce qu’épicurien cabochard et sans regrets, en cela il est délicieux, irrévérencieux à l’égard de la pensée dominante, salutaire pour la bonne santé de notre pensée critique.
On ne saurait que te savoir grand gré de provoquer ce long rire intérieur bousculant tout notre for et l’incitant à se dresser contre le for extérieur, la juridiction des « dictateurs du tout, tout de suite ».
Jean-Pascal Dubost
Jean-Pierre Verheggen, Le sourire de Mona Dialysa, Gallimard
1 Produisant de nos jours une vision négative de la vieillesse, dont maintes enquêtes prouvent qu’elle est le facteur le plus important de discrimination, plus que le sexe, l’origine ethnique ou la religion.
2 Titré : « Ajoutez à ces derniers ceux que Jacques Bonnaffé en son théâtre appelle les “mots-tu-vu” et autres casse-bonbons professionnels » (P.37) ; « à ces derniers » = aux « hyper-speedés » du poème précédent.
3 Maurice Roche, Je ne vais pas bien, mais il faut que j’y aille, Le Seuil, 1987.
4 Oui, j’ose.
5 Chanson « Je ne suis pas bien portant », créée en 1932.
6 Christian Prigent, Ceux qui merdRent, POL, 1991.