Jean-Pascal Dubost adresse ici une lettre à l’écrivaine autrichienne Friederike Mayröcker à propos de son livre “Voyage dans la nuit”.
Friederike Mayröcker, Voyage dans la nuit, trad. Anne Kubler, L’Atelier de l’Agneau, 2022, 20€
Chère Friederike Mayröcker,
Me voilà donc vous écrivant, à vous qui avez quitté le monde des vivants en 2021 ; à vous dont l’œuvre est forte d’une centaine d’ouvrages dans votre langue (poésie, essais, textes en prose, pièces radiophoniques, théâtre, livres pour enfants etc.), mais qui en regard de ça restez très peu traduite en français (6 livres) et donc méconnue en France malgré les valeureux efforts de votre unique éditrice française, Françoise Favretto, et de vos traductrices et traducteurs français1 et ce nonobstant que vous fussiez reconnue et consacrée en Autriche et citée pour le prix Nobel de Littérature en 2004 ; me voilà vous écrivant, à vous dont le livre Brütt2 m’a hautement étonné, fortement impressionné et divinement transporté et sur lequel j’écrivis plus qu’imparfaitement mon admiration3, le considérant comme un des grands livres de la littérature contemporaine.
Votre Voyage dans la nuit, écrit entre novembre 1982 et décembre 1983, indiquez-vous, mais dont la traduction française paraît 38 ans après son édition originale, ce livre n’a pris aucune ride par la grâce vertigineuse d’une écriture inventive et moderne (atemporelle c’est-à-dire continuellement d’au jour d’huy sinon d’une modernité renouvelée). L’argument du texte est un voyage retour de France en train, argument on ne peut plus commun s’il en est, mais l’art de votre écriture est de savoir tout faire de l’ordinaire, de le transformer en une abyssale réflexion. Son incipit, « Nous sommes maintenant de retour de France », ouvre sur un présent immédiat qui dure plus de cent pages, et vous le reprenez quelques lignes avant la fin du texte sans qu’il en soit l’explicit, parce que la boucle n’est pas bouclée : le terme de l’énoncé ne coïncide pas avec le terme de l’énonciation ; le texte-voyage se poursuit après sa lecture ; c’est en tout cas l’invitation qui est faite avec l’ultime phrase en suspens : « L’adorable jour… ». Vous ne prisez guère la narration traditionnelle, et vous vous en défiez (« j’ai toujours été contre la pure narration, peut-être contre sa prétention démesurée » déclare la narratrice qui le répète moult fois), n’aimez pas l’idée de fin (vous vous dites contre l’idée de la mort)4, faites souventes en sorte de ne pas finir vos textes ou vos phrases (de nombreux points de suspension ponctuent les paragraphes du Voyage, ponctuation de la suspension qui prend toute sa valeur avec vous), or la raison de cette non-fin doit être quelque part par là. Un texte qui se termine a-t-il à voir avec la mort ? Où l’argument que je qualifiais de commun explose est dans votre façon de traiter le texte. Un texte tout en mobilité ferroviaire, dirais-je, puisque le voyage en train donne son train, rapide, mais aussi le rythme des innombrables anamnèses ou digressions ou sauts de puce textuels faisant aller d’un plan à un autre continuellement comme quelqu’un qui regarde à la fenêtre d’un train et voit le paysage changer sans cesse sous ses yeux ; il y a un mimétisme entre la mobilité ferroviaire de la voyageuse et la mobilité d’écriture de la narratrice. Aussi, deux voyages s’entrecroisent et finissent par se confondre, le voyage physique de la narratrice avec son « récitant », et son voyage intérieur, nous entraînant dans ses souvenirs, nous livrant des réflexions sur sa vie, sur le corps, et beaucoup sur l’écriture (laissant penser qu’elle est une double de l’auteure). Où vous vous jouez de la narration traditionnelle (linéaire) est dans votre manière de brouiller les repères narratifs, notamment dans l’énoncé où le lecteur est brinquebalé d’un lieu à un autre, d’une situation à l’autre, d’un temps à un autre, sans avertisseurs ou indicateurs narratifs. Mais aussi dans le statut du « récitant », qui accompagne la narratrice, tantôt confondu avec elle (« suis-je peut-être mon récitant aussi nommé Julian »), tantôt extérieur à elle en tant qu’instance portant le récit (« une personne [le récitant] qui me récite et me dicte ce dont j’ai besoin pour maintenir cette mienne vie banale et extérieure ») ; mêmement les repères habituels personnage/narratrice/auteure sont-ils perturbés. Vous vous appuyez pour cela sur ce qui fait votre patte en prose, le flux de conscience ; or rien de tel pour tordre le cou à la narration traditionnelle et suivre une (apparente) immédiateté du discours intérieur captant au passage pour les mélanger des bribes de phrases ou des perceptions sonores ou visuelles sans souci de syntaxe grammaticalement correcte, à l’exemple de cette ponctuation vôtre qui s’accorde sur autre chose que les règles grammaticales. Votre flux file au cœur de votre conscience sans être uniquement celui de l’immédiateté ; il est une sorte de flux de la conscience d’écrire, car le texte ne cesse de réfléchir sur lui-même, et l’omniprésence de l’intertextualité au sein du discours tient de cette réflexivité ; toute chose évoquée ramène à ce principe ou quasi, parce que « je dois pouvoir m’oublier complètement dans mon travail d’écriture », dit votre narratrice. Laquelle, à un certain moment du texte, sert d’intermédiaire et dévoile l’art de composition textuelle de son instance supérieure, vous, l’auteure : « Dans le monde de mon esprit, dans ce mien monde de l’esprit, il semble y avoir une multitude de points de vue pour et contre, je veux dire j’adopte un certain point de vue et d’emblée je me sens amenée à adopter le point de vue contraire, je balance ainsi sans cesse entre le haut et le bas, le lointain et le proche, la plénitude et la marge ». De cette manière et encontre l’idée du livre en tant que « minuscule tombeau, certes, de l’âme »5, vous avez le dessein, par le mouvement et l’in-fini du texte, et par les multiples ouvertures qu’il suggère, vous avez le dessein de faire œuvre ouverte en invitant le lecteur à l’interpréter ; ce que d’une certaine façon, en modeste manière, il m’échoit d’accomplir en vous écrivant cette lettre par laquelle j’avance que ce texte est un méta-texte exprimant une déclaration amoureuse à la littérature. Si votre livre est un livre sur l’écriture, c’est aussi une « folie de langue », pour reprendre une expression vôtre6, « un chant de langues, en lambeaux » ; un proème peut-être (vous admiriez Francis Ponge) ; et à l’instar de toute votre œuvre en prose : un tissage très habile de différentes composantes. L’apparence décousue tient solidement parce que le texte est cousu main. Œuvre inclassable s’il en est.
Le flux de conscience de votre narratrice porte un long monologue intérieur et labyrinthique menant le lecteur vers le plus lointain et profond de son intériorité (le titre de votre ouvrage est une métaphore de ce déplacement), un monologue qui produit un texte opaque mais jamais hermétique, nullement impénétrable. Certes, le lecteur de poésie ou de prose facile renoncera rapidement à vous lire ; votre écriture exigeant de lui un compagnonnage actif et qu’il ne s’endorme pas dans son wagon- couchette en rêvant aux douceurs poétiques distribuées par les poètes à consommation rapide.
Votre écriture me déstabilise et m’enchante, m’est complexe or m’attrait, me désoriente mais me stimule, et me met en guette de nouvelles traductions de vos œuvres, notamment d’Etudes7, dont il est fait grand cas dans le numéro de la revue Europe qui vous est consacré ; est-il, ce livre, en cours de traduction ?
Jean-Pascal Dubost
Friederike Mayröcker, Voyage dans la nuit, trad. Anne Kubler, L’Atelier de l’Agneau, 2022
1 Jean-René Lassale, Bernard Collignon, Françoise David-Schaumann, Hugo Hengl, Lucie Taïeb et Anne Kubler pour Voyage dans la nuit.
2 Brütt ou les jardins soupirants, traduit par Huglo Hengl et Françoise David-Schauman, Atelier de l’Agneau, 2008.
3 Dans la revue Europe n°1033 (Mai 2015), sous le titre « Ce livre nous échappe à merveille ».
4 in « En fait je suis contre la mort », entretien publié dans le même numéro de la revue Europe.
5 Stéphane Mallarmé, in « Le Livre, instrument spirituel ».
6 in « En fait je suis contre la mort », op.cit.
7 Friederike Mayröcker, Études, Berlin, Suhrkamp, 2013