Lettre à Anne Dujin à propos de “Noyau manquant” par Didier Cahen


Didier Cahen rend compte aux lecteurs de Poesibao, sous forme de lettre à l’auteur, du livre “Noyau manquant” d’Anne Dujin



Chère Anne Dujin,

Après L’ombre des heures, votre tout premier livre de poésie, Noyau manquant confirme votre souci d’une écriture limpide. Pourtant j’ai le sentiment que le livre demande une double lecture : l’une dans la continuité pour suivre l’assemblage raisonné des pièces d’une mosaïque ; l’autre, poème après poème, pour prendre le temps de gouter un monde pris sur le vif, et ses subtils éclats tirés de la grisaille. Oui, quel bonheur de découvrir ces croquis peints par petites touches, avec cette faculté de toujours trouver dans la moindre ouverture une belle leçon de vie. J’aime que le livre suive sa pente naturelle : voyages, loisirs, cuisines, le corps, le cœur et la famille. S’il est très savamment construit, c’est bien une vraie nécessité qui porte son agencement ; chantier bien ordonné commence par soi-même !  Pas d’artifice, pas d’effet programmé mais une poésie juste, sentie de l’intérieur, qui tient d’abord à l’étonnement et à la « clairevoyance ». En suivant la lumière, on trouve un regard nettoyé qui voit jusqu’à cet autre ciel que  pointe si bien Lemaire dans la seule citation du recueil : « tu devines alors l’existence/d’un second ciel en transparence ». Mais je retiens d’abord le cheminement qui s’enracine dans le quotidien de la femme et de l’écrivain. De ce point de vue aussi « Noyau manquant » est un excellent titre. Sa transparence nous montre la direction d’une improbable quête. Pas surprenant alors de retrouver ce titre, repris au beau milieu du livre, pour étayer cette quête. Avec cette sorte d’évidence ou de tautologie qui saute aux yeux et donne à réfléchir : « Noyau manquant » est … le noyau manquant, le cœur de la recherche, comme si le livre se déroulait à l’intérieur du livre, porté par son insatiable désir. Le tout premier poème de ce cinquième chapitre s’appelle très sobrement « Matin ». Quoi de plus naturel ? Comme si le livre recommençait avec cette inquiétude qui ouvre le poème : « D’où te vient l’idée que c’est toi qui portes le jour et non l’inverse ? » Bien difficile de dire à qui s’adresse le tutoiement soudain, accentué – une ou deux incursions/excursions dans les pages qui précèdent –  qui change l’orientation du livre, dédouble son ouverture. Vous ? L’auteur ? La poète ? Tout autre, si l’on dénomme ainsi celui qui tient en main les rênes de l’aventure ?  Rien de tout cela, peut-être, s’il n’est de « je » qui ne s’accompagne d’un « tu ». Un seul être vous manque… Mais de nouveau je complique ma lecture et je jette un sort à ce monde si sensible qui se dessine/destine : les mille repères du temps qui passe, « l’éclat dans l’émail du bol », les quais du métro et leurs pastilles autocollantes quand le Covid dictait la marche à suivre, les dessins sur le mur qui « se font la courte échelle » ; souvent des pas, des trajets, des étapes à franchir comme s’il y avait aussi des leçons à retenir pour un enfant qui devra bien grandir  et … « la langue éclaircie » que j’entends de toutes les façons possibles (tout aussi bien longue éclaircie, si je m’y autorise !) J’y vois un condensé de votre écriture, une belle leçon de poésie « vécue », loin de tirer la poésie vers son seul exercice. Bref, et c’est sa réussite, le livre se suffit à lui-même. Je vous épargnerai d’autant une accumulation de notes qui demanderait une bien longue mise en forme, pour mieux coller à l’essentiel : la navigation intrépide entre « l’essieu du temps » qui retient solidement la barque et « le nuancier de la vie » qui nous laisse cheminer sur des chemins de traverse. Me permettrez-vous, alors, une dernière confidence ? J’ai suivi  le parcours proposé  avec  d’autant  plus  d’intérêt et de  plaisir  que  j’y  retrouve une grande partie de mes doutes, un peu, aussi, de mes rares certitudes. Gageons que je ne serai pas le seul à partager ainsi le fruit de votre recherche (…)

Didier Cahen

Anne Dujin, Noyau manquant, Gallimard, 102 p., 2024, 17 €

Un extrait choisi par Poesibao :

Un rayon de soleil a fait apparaître
sur le vitre, comme sur la paroi
d’une grotte préhistorique
l’empreinte de main d’un enfant pressé
dont tu cherches en vain
ce qu’elle a voulu dire
quel message caché elle t’adresse
Aucun sinon te rappeler de quelle matière
est fait l’essentiel d’une vie
translucide et muette, sans intention
seulement visible à contre jour
(p. 31)