Jean-Claude Leroy explore ici pour les lecteurs de Poesibao ce que fut la relation entre Charles Duits et André Breton.
Dressée lapidairement, une certaine image d’André Breton paraît exister davantage que sa figure propre, le livre de Charles Duits que nous avons l’occasion de relire, puisque réédité aujourd’hui et nouvellement introduit par Annie Le Brun, ne tient quant à lui en rien de l’hagiographie ni, à l’inverse, de la froide analyse, il nous donne un reflet vivant de ce que fut sans doute le sévère animateur d’un mouvement qui allait s’imposer au-delà de tout projet dans le champ culturel d’une époque, comme pris à son propre piège. C’est un témoignage à la fois fort et fragile, comme l’était le jeune et doué Charles Duits – il n’a que 17 ans lorsqu’il rencontre Breton à New-York en 1942.
Loin des clichés trop habituels à base d’emphase ou d’exclusion, de ce théâtre vécu en fait en tant que tel, Charles Duits nous indique au contraire la qualité des rapports égalitaires institués par Breton avec ses proches amis, les poètes, qu’il mettait tous sur le même plan, exigeant autant de chacun d’eux et acceptant qu’on exigeât pareillement de lui. Et l’on peut voir, outre les aspects humains, la valeur des enjeux posés par lui, enjeux qui n’ont rien perdu de leur actualité.
« Breton m’apprenait que le langage est un organisme vivant. Il a une tête : « Dieu » et les autres mots du même genre. L’utilitarisme, qui est la forme scientifique, anglaise, du nihilisme, prétend couper cette tête, afin de libérer l’homme des questions qui le tourmentent et qui, futiles, abstraites, égarantes, l’empêchent de faire un usage pleinement efficace de son intelligence. Grâce à Breton je découvrais qu’on peut guillotiner le langage sans du même coup assassiner l’homme. » [p. 70]
Que Breton manquât d’humour, fût incapable d’un « bon mot », d’un calembour, ou même de jouer avec le langage, alors qu’il pouvait user de hardies métaphores, voilà qui est confirmé par l’auteur de André Breton a-t-il dit passe (titre emprunté à un vers de Breton dans son poème : Tournesol du recueil Clair de terre), il n’était effectivement pas drôle, nous dit-il, mais : « cette absence folle, ontologique, de drôlerie était (du moins je le trouvais) irrésistible. » [p. 73]
De par le voisinage de Breton, on a droit à quelques croquis subits de Duits notant les caractères marquants d’un aréopage très artiste : Calder, Zadkine, Mondrian, Léger, Chagall, ou encore Ernst et Duchamp. Sans compter Rober Lebel « avec sa raie sur le côté, son costume gris de fer, sa cravate gris de fer, ses prunelles pareilles à des bijoux ». Ou même le philosophe Jean Wahl, « le plus rare des oiseaux ». [p. 88] Et quand il séjourne à New-York, c’est le plus souvent chez Matta que le jeune homme s’installe. La voisine de dessus n’est autre que Djuna Barnes (« grosse femme enfarinée ») et E. E. Cummings vit en face.
« Matta me communiquait ses inventions et je lui communiquais les miennes. Il ne s’agissait de rien moins que de préparer l’avènement des Dieux futurs. Nous pensions que ces Dieux bougeaient déjà sous l’écorce grise du présent et que nous pouvions, à travers les fentes de cette écorce, en apercevoir les fronts terribles. » [p. 93]
Pour revenir à la figure centrale de l’ouvrage, relevons cette assertion lâchée par son auteur : « Le révolutionnaire spirituel est incomplètement vu. Breton était beaucoup plus proche de Gurdjieff que des écrivains même grands auxquels il a été comparé. » [p. 106] Voilà une phrase qui ne va pas attirer vers l’auteur de Nadja les esprits forts de ce temps, allergiques à toute spiritualité, fût-elle exotique, la ramenant bien trop mécaniquement à l’abjecte verroterie new-age qui a saisi tout un flanc de population insatisfaite. Cependant Gurdjieff est une référence importante au moins pour Duits, qui une seconde fois compare les deux hommes, soulignant à quel point ils aimaient tous deux « harasser » leurs proches. Avec l’un comme avec l’autre, on ne « cessait de travailler ».
Pour autant qu’il fût impressionnant, cet « homme pareil aux autres et qui cependant paraissait plus grand », il a pu aussi décevoir le jeune Duits, sans doute un peu naïf encore, et qui, découvrant le manuscrit de Fata morgana recouvert de ratures (à l’encre verte), s’aperçoit que l’écriture automatique n’est peut-être qu’une « infâme supercherie ». Mais Breton allait à son tour démasquer son jeune ami avant que celui-ci n’eût loisir de s’étonner :
« Il avait parfaitement vu cette chose que je tentais de cacher, cette secrète imposture, le fait que je jouais à la révolte, que je dirigeais sur le monde un revolver chargé à blanc. » [p. 130]
De toute manière, le temps passe et la nature de leur relation va donc évoluer, davantage de distance les sépare et d’autres aimants attirent le jeune poète, tels que Bataille, Kafka ou Nietzsche, auteurs dont il est beaucoup question à l’époque. Et si, à New-York, Charles Duits pouvait apparaître comme une sorte de dauphin, à Paris ils sont nombreux à tourner autour du « pape » du surréalisme. En 1953, Duits publie un roman que Breton, inexplicablement, apprécie. Or, quand c’est Duits qui évoque en sa présence les poèmes de Breton, ce dernier hausse les épaules et déclare : « Mes poèmes ? Mais ils ne valent rien, cher ami ! Je n’ai jamais écrit un seul vers qui me satisfît. » [p. 142] Après de grands intervalles d’infidélité, ils se verront de nouveau, échangeront des avis sur la poésie, sur l’art, sur la magie ou sur de vieilles querelles, et… « Parfois, quand la chaleur affective était très forte, on ne se disait presque rien. Et c’était alors que le fond se montrait à nu. Un énorme je ne sais quoi qui sauvait tout. » [p. 156]
Dans un journal régional (il séjournait en Provence), une phrase lui saute au visage : « André Breton est mort. » Décontenancé, Duits confie alors son désarroi mêlé de vanité ou de mesquinerie, et il songe égoïstement à des vers qu’il a écrits récemment : Breton ne les lira pas, c’était pourtant le seul dont l’opinion comptât vraiment pour lui. Au fond assez peu soucieux de littérature, davantage épris de connaissance et d’introspection, Duits se livre avec honnêteté dans son errance métaphysique. On le devine foncièrement aventurier de l’âme et tout autant sceptique et impavide, comme se souvenant de l’injonction de son prestigieux correspondant de 1943 : « Soyez à l’excès Charles Duits et nul autre. Et pas d’amertume ! » Ce n’est donc pas un hasard s’il a su si bien montrer, et Annie Le Brun le souligne dans sa préface, combien, certes poète et esthète, Breton était avant tout un homme épris d’« une liberté dont les formes sont toujours à venir ». [p. 10]
Jean-Claude Leroy
Charles Duits, André Breton a-t-il dit passe, préface Annie Le Brun, éditions Maurice Nadeau/poche, 2024, 256 p. 10,90€