Les Sonnets d’Etienne Jodelle (1532-1576)


Parution dans la collection Poésie Gallimard de « Comme un qui s’est perdu dans la forêt profonde » d’Étienne Jodelle.


Étienne Jodelle, « Comme un qui s’est perdu dans la forêt profonde, Sonnets », édition d’Agnès Rees, préface de Florence Delay. Collection Poésie/Gallimard (n° 574), Gallimard, 2022, 240 p., 10,10€

Plus tôt la mort me vienne dévorer,
Et engloutir dans l’abîme profonde
Du gouffre obscur de l’oblivieuse onde,
Qu’autre que toi l’on me voie adorer.
Mon bracelet, je te veux honorer
Comme mon plus précieux en ce monde :
Aussi viens-tu d’une perruque blonde,
Qui pourrait l’or le plus beau redorer.
Mon bracelet, mon cher mignon, je t’aime
Plus que mes yeux, que mon cœur, ni moi-même,
Et me seras à jamais aussi cher
Que de mes yeux m’est chère la prunelle :
Si que le temps ni autre amour nouvelle
Ne te feront de mon bras délâcher
(p. 45)

*

Ô traîtres vers, trop traîtres contre moi,
Qui souffle en vous une immortelle vie,
Vous m’appâtez et croissez mon envie,
Me déguisant tout ce que j’aperçoi.
Je ne vois rien dedans elle pourquoi
À l’aimer tant ma rage me convie :
Mais nonobstant ma pauvre âme asservie
Ne me la feint telle que je la vois.
C’est donc par vous, c’est par vous traîtres carmes,
Qui me liez moi-même dans mes charmes,
Vous son seul fard, vous son seul ornement,
Jà si longtemps faisant d’un Diable un ange,
Vous m’ouvrez l’œil en l’injuste louange,
Et m’aveuglez en l’injuste tourment.
(p. 86)

*

« Sur la devise de la Cigale »

Quand le chien d’Érigone ou l’avant-Chien encore,
Au plus fort de l’Été d’une ardente cuisson
Sèche toute herbe aux champs, avançant la moisson
Que le Soleil doré de son or même dore :
Du plein jour l’âpreté, qui toute humeur dévore,
Vient tous gosiers d’oiseaux fermer à leur chanson,
La Cigale sans plus renforçant son haut son,
Sans fin de voix et deuil, l’œil du grand monde honore.
Car tu es la Cigale, et ta Dame un Soleil,
Mais au chaud de l’Été ton chaud n’est pas pareil,
Ni ton beau chant au chant de la rauque Cigale :
Car ta Dame peut faire ainsi qu’aucun flambeau
N’égale à ton avis son lustre en tout si beau
Qu’aucun chaud, qu’aucun chant, ton chaud, ton chant n’égale.
(p. 101)

Etienne Jodelle, Comme un qui s’est perdu dans la forêt profonde, Sonnets, édition d’Agnès Rees, préface de Florence Delay. Collection Poésie/Gallimard (n° 574), Gallimard, 2022, 240 p., 10,10€


Il y a quelque chose du poète maudit chez Étienne Jodelle né en 1532 et mort à quarante-et-un ans dans la misère, solitaire et tombé en disgrâce. Membre de la Pléiade auprès de Ronsard, Du Bellay et Remy Belleau, il est surtout connu pour être l’initiateur du théâtre classique inspiré de l’Antiquité écrit en alexandrins, en cela novateur audacieux et visionnaire. Mais paradoxalement le meilleur de son œuvre est sans aucun doute constitué de ces sonnets, la plupart extraits des Amours et Contr’amours, qui ne parurent qu’après sa mort. Ces quelques dizaines de poèmes sont d’une écriture limpide, aisée, mélodieuse, pleine d’une acuité et d’une vivacité qui lui permettent de transcender les stéréotypes du genre.(Sur le site des éditions Gallimard)