Hommage à Jean Ristat, par Olivier Barbarant


Olivier Barbarant invite ici les lecteurs de Poesibao à lire ou relire l’écrivain Jean Ristat, décédé ce 2 décembre 2023.


(RE)LIRE RISTAT


Le poète Jean Ristat vient de mourir. Nous avions, ses amis et admirateurs, célébré ses quatre-vingts ans il y a quelques mois, ajoutant à la fête la publication d’un numéro spécial à lui consacré de Faites entrer l’infini, la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet. Le titre de cette publication, emprunté à l’essai surréaliste de 1924 Une vague de rêves, lui allait comme un gant – et l’expression toute faite propose aussitôt à la tristesse du deuil un chemin des écoliers, en rappelant que cet objet aura occupé une place non-négligeable dans l’imaginaire et la création de Jean Ristat….A propos de gants donc, Jean les avait choisis pour titre, et pour illustration avec le beau jeune homme brun aux gants gris du Titien, à la publication d’une conférence donné à la BNF en 2002, « Aragon, l’homme au gant » : « Mais je me dois de témoigner et de me risquer aussi à l’appréciation critique des uns et des autres. Le fil est ténu sur lequel je m’avance parfois comme un funambule. L’anecdote, la petite histoire, les circonstances ne peuvent pas être écartées simplement, avec mépris, comme le dehors de l’œuvre, son extériorité, une sorte d’écume qui n’aurait rien à voir avec la vague, la vague du rêve, ce qu’on pourrait appeler la lame de fond qui la commande et la travaille férocement, tragiquement comme un couteau dans la plaie. C’est pourquoi je ne voudrais pas que la notion de circonstance, si importante chez Aragon, soit oubliée dans le placard surréaliste. La circonstance inscrit l’anecdote dans l’histoire d’un sujet pris dans le mouvement chaotique de l’Histoire ». Ainsi poursuivait-il son travail de mémoire concernant le grand poète qu’il avait connu dès les années soixante, qu’il accompagnera jusqu’à sa mort, puis, fidèlement, douloureusement, quatre décennies de sa vie durant, de 1982 à 2023 donc, comme s’il avait à son tour porté de grands gants d’ombre, au point que tout ce qu’il touchait, tout ce qu’il prenait, devait aussi se débrouiller avec la poigne d’un fantôme qui le précédait, une manière de prendre les faits et les choses, de toucher le monde et les êtres, qui fut d’abord celle d’un autre… C’est ce qu’on appelle « hériter ». Jean Ristat avait accepté cette condition, il en portait le combat (car c’en fut un). Il fit le travail, dont on ne peut sous-estimer la charge, laquelle se compte moins en heures seulement qu’en risque pris, celui de s’effacer, de ne jamais complètement apparaître derrière la gloire d’un « Grand écrivain » à quoi bien des interlocuteurs ne manquaient jamais de le ramener.

Pour l’hommage du 2 juin dernier, à l’ENS, Daniel Mesguich avait bien voulu lire des textes, des amis de tous âges avaient mêlé analyses et témoignages : j’y avais retrouvé Danielle Sallenave, Erik Orsenna, Viviane Théophilidès, Victor Blanc, Franck Delorieux, mais aussi Fabienne Pourre, Guillaume Quashie-Roubaud ; Fabien Roussel avait adressé un message… Public et intervenants pouvaient avoir  l’âge de Jean, ou le mien ; on comptait aussi nombre de trentenaires et beaucoup de jeunes visages, davantage pour saluer l’octogénaire que dans la plupart des lectures poétiques. Ainsi la salle mêlait-elle, par-delà les générations, dans un juste panorama des activités multiples de ce qu’on appelle un « poète », la politique et le journalisme, la recherche et la création, des élèves de l’ENS et des écrivains reconnus, des communistes et d’autres pas…L’état de santé de Jean Ristat ne lui avait pas permis de nous rejoindre. Depuis plusieurs années, retenu en Touraine où il vient d’être confié à la terre (j’écris ces lignes au soir même de cette cérémonie, le 8 décembre) il se battait contre des défaillances de l’âge qui n’auront jamais atteint sa lucidité. Le journal Les Lettres françaises qu’il lui fallut sa vie durant recréer depuis l’arrêt imposé à Aragon en 1972 continuait (et continuera) de paraître ; la lecture et l’écriture le mobilisaient encore et toujours ; toute la fastidieuse mais nécessaire gestion des affaires aragoniennes trouvait encore, quand on l’appelait, une écoute attentive et scrupuleuse. Il apparut donc le 2 juin dernier rue d’Ulm sur un écran de la salle Dussane : un visage que l’âge avait adouci quand on le comparait à la ténébreuse beauté de sa jeunesse, la voix toujours suave désormais légèrement voilée, la profonde tendresse des yeux sombres… Pour qui comme moi le connaissait depuis plus de trente ans, qui avait apprécié toujours une prévenance presque anachronique, l’attention toujours à l’interlocuteur (tout particulièrement lorsqu’il était plus jeune, moins installé, moins riche ou moins puissant) m’apparut comme une évidence un trait que m’avait longtemps caché notre écart d’âge et notre lointaine rencontre qu’avait suscitée mon admiration alors juvénile: Jean était timide ! Heureux assurément mais un rien encombré par l’hommage, il se montrait tel qu’il avait toujours été, et que je n’avais pas su ou pas pu jadis le voir.« Tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change », c’est ainsi que force nous est faite désormais de le présenter.

Compagnon de vie du dernier Aragon, admirateur et ami de Ponge, de Derrida, bien connu de Barthes (il reste de leur complicité un long entretien portant sur une des œuvres de Jean, la « tragi-comédie » en vers L’Entrée dans la baie et la prise de la ville de Rio de Janeiro en 1711), participant de l’indéniable dynamisme intellectuel des années 1960-1980 (qui fit dire aussi évidemment nombre de sottises dans l’élan de la déconstruction et des révolutions autoproclamées), fondateur et directeur de la revue Digraphe, directeur d’édition (on lui doit notamment Comment une figue de paroles et pourquoi ? confrontant les manuscrits du poème de Ponge dans un maquis éclairant, plus que nulle autre édition génétique peut-être, ce que peuvent être les sentiers tortueux de la création) il pouvait dès lors intimider. Le carnet d’adresses parisiennes de ses années les plus fastueuses ne manqua pas de transformer aux regards pressés et rarement bienveillants ce fils du peuple en auteur mondain. Bien des amis me confient depuis l’annonce de son décès leur tristesse de l’avoir manqué, en raison même d’un prestige dont il ne se réclamait jamais, d’une histoire qu’il voulut raconter et dans laquelle il lui importait surtout de ne pas se laisser emprisonner. Ils n’auront pas connu sa gentillesse (ce mot apparemment fané, mais bien beau dès qu’on l’arrache à la mièvrerie). Il leur reste comme à moi les livres, qu’il s’agit de rouvrir.

L’importance d’un poète se mesure à ce qu’il a apporté à la langue dans laquelle il a travaillé. Jean Ristat aura d’abord fait don au français d’un vers reconnaissable, dont la saveur a pu évoluer, mais dont la forme court tout au long de textes éloignés par le temps et la tonalité depuis Le fil(s) perdu (1974) jusqu’à Ô vous qui dormez dans les étoiles enchaînés (2017) : « La terre tend son ventre aux caresses des hi/ Rondelles comme il marchait la roue du sol/ Eil s’embourba dans la boue des nuages […] ». Il s’agit d’un fantôme d’alexandrin, régulièrement décapité, soit qu’un couteau arbitraire tranche à vif dans le mot au bout de 12 syllabes, soit que la tenue classique se voile et se vaporise d’un peu d’imparité, comme si Racine se souvenait de Verlaine, ou que Boileau (dont le poète moderne s’est revendiqué dès 1965 avec Le lit de Nicolas Boileau et de Jules Verne) avait ajouté à ses autres infirmités le pied boiteux de Byron. Aux alentours de 12, donc, l’alinéa surjoua un moment l’arbitraire, dans les années dites avant-gardistes, puis perdit de sa rigidité au profit d’une fluidité de prose contemporaine sauvegardant, comme en sourdine, l’harmonie de mesures anciennes, telles qu’on put les entendre en 1983 dans Tombeau de Monsieur Aragon : « Et tandis que la nuit s’avance au plus profond/ De la ténèbre il est couché comme une pierre/ L’édredon du ciel l’épouse les astres perdent/ Leurs plumes autour d’une table nous parlons de/ Lui nous lisons des vers ce grand cœur est-ce possible/ S’est arrêté de battre et sa bouche de mordre »… Au lieu de se perdre dans les déclarations esthétiques successives, de parcourir des étiquettes en tentant de débrouiller un étrange cocktail de références thermidoriennes et de parlure structuraliste, de se demander si « la révolution du langage » chère aux vedettes et impostures des années de jeunesse de Jean Ristat était tout à fait en cohérence avec son amour de Boileau, de Marceline Desbordes-Valmore ou de Verlaine (ou plus tard de la littérature chinoise qu’il fréquenta assidument), on peut recommander ici de rouvrir les livres, et d’écouter, par-delà les images, les réputations, les préjugés théoriques, les représentations, quelle musique se joue, quel emportement de la langue s’effectue, qu’il s’agisse de chanter le désir ou de déplorer la perte, qu’il ait fallu reprendre le syrinx des hymnes ou les déchirants violons des élégies. Ainsi de l’admirable Ode pour hâter la venue du printemps, texte essentiel daté de 1978, désormais accessible au format poche dans la collection poésie/Gallimard :
                        L’été on écoutait du brahms il marchait seul  
                        Sur le perron le long de la mer moi j’errais
                        Au vent sans couronne sous le ciel bas et gris
                        Enfants Ô beaux enfants aux regards noirs dans la
                        Clarté du jour […]
Ou à l’autre extrémité de l’œuvre, en 2017, quand l’élégie puise dans les Tableaux d’une exposition de Moussorgski les cadences d’une mélancolie profonde :
                        Ô mon théâtre d’ombres à l’orée d’un rêve
                        Il ne reste que le souvenir comme
                        L’odeur d’une orange dans mes mains fanées

Jean Ristat fut ce poète qui relança à la fois le vers et l’imaginaire baroques autrement que ses aînés, dans une perspective qui fut un temps parodique, mais la « ‘subversion » (mot alors très à la mode) des genres anciens que l’on peut retrouver en effet dans ses titres (Odes ou Tombeaux, « Parlement d’amour », tragi-comédies…) laissa place à une pratique qui assez vite n’a plus eu besoin de brandir le burlesque pour assumer son lyrisme. Plutôt que l’ironie (qui fut sans doute, comme chez tous les jeunes écrivains, le masque d’une pudeur, la grimace d’une voix qui n’ose pas tout à fait – parce qu’elle n’est pas encore assez sûre d’elle – se risquer à une parole directe),  le vers a prouvé qu’il pouvait prendre en charge la course des beaux motards dans la nuit méditerranéenne, l’érotisme du rock, et ce qui constitue peut-être l’un des plus beaux chants de deuil amoureux de la littérature du XXème siècle, La mort de l’aimé ; en 1998, à ranger à côté de Quelque chose noir de Roubaud, à la même hauteur dans la bibliothèque malgré la différence radicale des moyens, pour parvenir à survivre au décès de son compagnon Philippe Desvoy, mort à 38 ans du sida :
                        Nul repos pour celui qui souffre ni miroir
                        Et le mur peint à la chaux appelle une étoile
                        La nuit garde son secret comme un bouquet d’arbres
                        La lumière sur le lit un tigre allongé
                        L’amant sous la grêle un souffle dans les draps
                        On ne dit plus qu’on pleure dans l’ombre des chambres
                        Les fleurs ont oublié les couleurs de l’été
                        Dans le puits d’un rêve la chaîne dévidée
                        Cheval fou la fièvre t’emporte à cru les membres
                        Rompus tournoyante pour l’attaque le repli
                        Ne crains rien amour je veille sur ton sommeil
                        Je fouetterai le vent mauvais jusqu’au sang
                        J’éteindrai dans la glace l’ardeur des démons
                        Voici que le matin s’annonce aux volets
                        Le jardin montre ses parures et ses rubans
                        Le ciel a la couleur de tes yeux et tu ris
                        On ose aimer encore on ne veut pas mourir

Ce poème magistral, dont aucune note ne sonne faux malgré la difficulté du thème et le risque toujours de verser dans un mauvais pathétique, parvient à assumer un chant d’émotion directe, qui ne marchande pas avec la douleur. C’est toute la puissance de l’ouverture du texte, l’un des plus grands de Jean Ristat parmi tant d’œuvres marquantes : « Viens voir Marceline comment un homme pleure/ Et ce qu’il lui reste quand il a tout perdu ». Loin du chantage sentimental à quoi la barbarie moderne assigne toute passion, cette convocation, qui inaugure le poème, relève du courage : celui d’une voix qui ne taira pas son chagrin, mais qui a la pleine conscience qu’elle dérange – et dérange aussi compte tenu de l’amour en question, de la cause du décès, de la revendication, sur la scène publique, d’un veuvage homosexuel. Le poète chez Jean Ristat n’a pas renoncé à la politique, à un combat qu’il ne limitait pas, pour sa part, à la valeur autoproclamée de prétendue subversion des confessions intimes, comme le veut désormais une piètre doxa… C’était là renouer avec un autre chef-d’œuvre de Jean Ristat, Ode pour hâter la venue du printemps, qui marquera l’histoire littéraire, quand le temps aura permis de passer par-dessus les errements et les confusions des « témoins » et qu’elle pourra enfin s’écrire pour les cinquante dernières années, comme l’un des rares poèmes militants réussis de la période, dédié  en 1978 aux « camarades du PCF » (le parti politique de Jean Ristat) pour les obliger à entendre que la « grammaire des caresses » était à « réinventer » :
                        Camarade tu n’es pas le Christ en croix nous
                        Avons chassé les prêtres quitte ton habit
                        Emprunté la vieille langue et l’ordre et sa
                        Syntaxe balaie les fantômes de l’ancien
                        Monde qui frappent à la porte de ton sommeil
                        Camarade ne mets pas l’amour en prison

Aussi le poète, dans la diversité de ses activités, ne fut pas qu’un homme des livres. Il fut celui d’une revue, Digraphe (1974-2000), dont le nom venu de Derrida marqua la fidélité à une pensée que la formation philosophique de Jean Ristat sut accompagner (il fut ainsi le premier éditeur de Glas). Il fut celui surtout d’un journal, Les Lettres françaises, que l’audace antistalinienne du dernier Aragon condamna au silence, et que sa vie durant Jean Ristat s’est employé, avec des réussites diverses, à faire revire, et qui après des moments de grand succès, parvient aujourd’hui encore à paraître, défendant sans parti-pris esthétique une exigence de langue comme une certaine idée de la littérature. À cet égard, rien ne permet mieux de considérer l’œuvre critique de Jean Ristat que la confrontation des deux volumes (publiés chez Gallimard) intitulés Qui sont les contemporains, qui réunissent ses interventions dans la presse littéraire (Les Lettres françaises, La Gazette de Lausanne, Le Monde des livres, Digraphe…). Le premier, daté de 1975, est marqué par le climat de ces années, offrant à mes yeux une valeur essentiellement archéologique. Le second, plus volumineux, montre un critique libéré de la nécessité de brandir des concepts pour accéder aux œuvres, à partir d’une conception renouvelée de la « contemporanéité » qui le fait désormais associer à juste titre aux plus actuelles préoccupations Rimbaud, Lautréamont, Germain Nouveau, Colette, Claudel ou Ponge, Auden comme Gilles Deleuze, Emily Dickinson comme Derrida, avant de se demander : « Anna de Noailles, pourquoi pas ? ». Mais l’on voit aussi quelle attention Jean Ristat sut porter à ce qui surgit dans l’édition contemporaine comme au débat d’idées, quand il interroge le « concept de totalitarisme » et son instrumentalisation au service du libéralisme triomphant de la fin du siècle dernier, ou quand il fut l’un des premiers à célébrer, avec constance, l’éclosion du romancier Eric Vuillard depuis Tohu et Conquistadors jusqu’à La Bataille d’Occident. C’est une même langue affûtée, délivrée d’un encombrant charabia, qui peut en mots clairs débrouiller les études les plus subtiles (ainsi de l’étude admirative consacrée à Pascal Quignard) mais qui ne répugne pas non plus à la fermeté du trait assassin : « J’ai donc repris le volume que la bibliothèque de la Pléiade lui a consacré de son vivant, avec son concours actif. ‘La Pléiade Char, ce n’est pas moi qui l’ai faite, c’est le siècle’, a-t-il déclaré. Je ne sais pas si le siècle a eu raison. […] Il faut en finir avec les oracles. La ‘poésie est vraiment du savon philosophal’, écrivait Char. On m’accordera le choix d’un autre savon. Décidément, je préfère – et de loin – le savon de Francis Ponge ». Qu’on invite ici à relire aussi l’œuvre critique de Jean Ristat, pour comprendre ce que l’élégant et apparent dilettantisme de l’écrivain recouvrait de profonds et constants travaux de lecture.

Jean Ristat avait donné pour sous-titre d’un de ses écrits consacrés à Aragon une déclaration du vieux poète, agacé par l’obstruction d’une mauvaise légende aveuglant la considération de son écriture : « Commencez par me lire ! ». Elle peut, elle doit désormais lui être retournée, pour saisir quelle perte la poésie, et au-delà d’elle la littérature française d’aujourd’hui viennent de subir.

Jean Ristat ? Commencez par le lire ! Il serait temps.

Olivier Barbarant

Ndlr : Jean Ristat, né le 1ᵉʳ juin 1943 à Argent-sur-Sauldre et mort le 2 décembre 2023
On peut regarder cette vidéo de l’hommage à Jean Ristat du 2 juin, évoqué par Olivier Barbarant.