“Le peuple du Rhône”. Revue “Catastrophes” n°42, lue par Jean-Nicolas Clamanges


Jean-Nicolas Clamanges descend pour Poesibao le Rhône avec la vingtaine de poètes invités à le faire par la revue Catastrophes.



Le peuple du Rhône. Revue Catastrophes n°42, 2023, en ligne


Au temps des ténèbres
Y aura-t-il encore des chants ?
Oui, il y aura encore des chants
Sur le temps des ténèbres.
Brecht, Poèmes de Svendborg



En termes de mémorables épopées fluviales européennes, on avait Der Rhein d’Hölderlin, Le Bateau ivre de Rimbaud, et plus récemment dans notre langue, La Descente de l’Escaut de Frank Venaille. Voici qu’apparaît Le peuple du Rhône, engendré par un collectif de vingt poètes des deux sexes (a) sollicités par Pierre Vinclair, et que publie la dernière livraison de la revue Catastrophes (par ailleurs consacrée à la mémoire de Pierre Alferi) qu’il anime depuis 2017, en compagnie de Laurent Albarracin et Guillaume Condello. C’est un événement. Sans préjudice d’inventaires érudits à venir, voici, depuis les expériences surréalistes bien connues en ce domaine, le premier essai de la modernité poétique française du XXIe siècle, non seulement pour réactualiser la fameuse maxime de Lautréamont : « La poésie doit être faite pas tous. Non par un », mais surtout pour raviver les racines rhapsodiques de son mode épique, en les reliant, non sans quelques maladresses ici ou là – mais c’est le/la geste qui vaut ici –, à ce que l’écologie moderne recherche de son côté, concernant ce que le poème nomme in fine la « charge mentale » du fleuve.

Ce que savent les oiseaux
Chez les Grimm, Jean-le-fidèle comprend les corbeaux qui annoncent le mal à venir pour son jeune maître et ce qu’il en coûte à qui révèle ce qu’il entend : dire la vérité sauve et menace la vie, Mandelstam l’a su qui nous la transmet de sa bouche pleine de terre. Jadis, un grand poète persan écrivit un Colloque des oiseaux où se débat tout le savoir du monde. C’est ce que reprennent à leur mode les drôles d’oiseaux qu’a réunis Pierre Vinclair pour cette épopée du Rhône. Ils ont accepté d’y participer, ils ont lu attentivement leurs congénères, amis et amies, sinon confrères ; ils ont médité la chose et puis ont fait leur part, toujours en dialogue même si chacun chante en son jargon. Il y a des courants profonds dans les mers, chacun sait cela, mais c’est pareil dans les grands fleuves et les rivières. Idem en ce chœur de vingt voix ironiquement accordées, vaille que vaille, au tempo d’une ère déglinguée:
les flots coulent tranquilles          blabla
nous avalons le café                     blabla
nous avalons les bières                blabla
nous gobons des bobards            blabla
nous sommes des grenouilles      blabla
et sur nos nénuphars
il pleut
des tirs de César
(Marina Skalova)

La descente du Rhône
Voici donc vingt séquences scandant l’immense parcours du Rhône depuis son glacier des Alpes suisses jusqu’à son embouchure méditerranéenne. C’est rarement en « marcheur d’eau » (Venaille), sinon autour du Léman ou sur la plage menant à l’embouchure, que le poème le suit, mais en voiture (avec femme et enfants), en train, en moto, ou sur un téléphone, via Google map, c’est-à-dire par l’imagination.
– Un imaginaire légendaire d’abord, quand un poète valaisan évoque en ouverture la naissance tumultueuse du « Rottu », « arrachant des rocs gros comme des armoires/broyant parfois un bouquetin une chèvre à col noir », à l’époque où son glacier « au front blanc dans la nuit comme une aube éternelle » (Hugo, Les Feuilles d’automne) descendait jusqu’à 1800m – aujourd’hui, il fond si vite qu’on doit le protéger par des bâches ! Quant au fleuve, c’est « invisibilisé » par autoroute et tunnels qu’on l’accompagne en idée dans la séquence suivante, à travers un « bric-à-brac industriel » allégorisant la mutation contemporaine de son « utilité subtile » (« … bâtisseur/Du Pays », tel Hölderlin voyait le Rhin). Arrivés au Léman, on s’attarde un peu en explorant les rives, à chercher où passe la frontière entre l’eau du fleuve et celles du lac : recherche infructueuse, sauf peut-être si l’on plonge par fiction dans « l’interflow » de Shelley, pour une exploration mythique des profondeurs où, à en croire Ovide, retrouver c’est perdre encore. On fait ensuite un tour au lieu-dit ‘La Jonction’ où se rejoignent le Rhône un peu plus calme et l’Arve verte, irréductible; puis une femme prend la parole, on ne sait pas bien où – elle s’affirme menteuse (comme Cendrars se disait mauvais poète ?) –, assise sur un banc à Nantes, Berlin ou Munich, toujours à « fabuler le Rhône » sur une page d’ordinateur aussi vaste que lui ou le monde, sinon aussi sale et « marronnasse » en son image mouvante et ses fluctuations.
On reprend le fil du courant au Fort de l’Écluse, en France, où le fleuve s’étouffe en des gorges sans âge (comme le chant qui l’évoque), désespéré que le poids de l’amont le pousse irrésistiblement vers l’aval et la chimie pourrie qui s’y déverse. La séquence qui suit reprend le thème du goulot d’étranglement en le figurant par une métrique au hachoir en vieille langue réinventée. C’est à Lyon qu’on parvient bientôt, les alinéas de prose succédant aux vers, pour une « psycho-géographie » persifleuse à l’égard des obsessions sécuritaires d’un maire aujourd’hui disparu, poursuivie depuis les marges fluviales avec flagrants contrastes entre tourisme écolo et gamins barbotant dans les eaux interdites, jusqu’à l’hyper-centre branché, mais sur quoi de vital ? – Puis sortie improbable via bizarre histoire d’amour entre Saône et Rhône. Perplexe, on file alors vers le midi, toujours en prose, simili rap’ cette fois, dénonçant pêle-mêle ladite histoire-love vaseuse, autoroutes et industries (l’autoroute est un autre Rhône), autant que les vieilleries poétiques en tout ce qui précède : « O poètes bien nées/ qu’est-ce que vous/ fabriquez ? ». – Qui le sait ?
Passée la séquence suivante, quasi h.s, voici une conversation d’ivrognes bègues déroulée en vers libres à Valence, port de l’Épervière : pas fameux ; sur quoi « Le Bateau ivre » et ses sauvages filent là où défilent les centrales nucléaires de la vallée du Rhône, dont « l’arthritique tricastine,/ses vapeurs, ses fuites dans la couche/phréatique, antique » ; cela en mètres courts variés, scandés par des rafales de slashes. Après toutes ces horreurs, la « beauté discutable » du site de Marcoule « au bas d’une dent dévalée » émeut en quasi versets l’auteur suivant, bien conscient, il prend soin d’en avertir, du caractère peu politiquement correct de son émoi. Suit en « virelangue à six pieds », une fumeuse fatrasie post-apocalyptique de survivants non loin d’Avignon. Par octosyllabes approximatifs, on file ensuite vers les Bouches-du-Rhône, en évoquant les crues ravageuses du fleuve. Canicules dans la séquence suivante, en brefs alinéas dédicacés, avec des rémanences de vieille langue mélangées à l’oralité pour énumérer débordements, péniches & alluvions, Tarasque & autres bestioles familières aux Provençaux (quoique rien, curieusement, ici pas plus qu’en aval ou en amont du poème, de la mousticaille en progression exponentielle) – Tout cela affleurant en mode intime (d’ailleurs presque partout ce mode, en lien avec la situation d’énonciation).
Une séquence en vers justifiés nous emmène ensuite entre Arles et Saint-Gilles, évoquant l’affreux camp dévolu aux nomades par Vichy, la Résistance, le rude labeur du riz pour les saisonniers en Camargue et l’insouciance des jet-skieurs. Froid dans le dos quand le poème, c’est son fondamental, se met à la vérité crue. Puis on descend vers la mer en moto, questionnant, c’est la mode, ce qu’est « Nature » pour Cézanne et Van Gogh : vers libres encore, avec des slashes comme marques de coupe ; on rêve puis cauchemarde sur l’harmonie quelquefois, et plus souvent son contraire, entre « non-humains » et sapiens dominant. 
– Enfin s’approche la fin du voyage : Port-Saint-Louis où le Rhône « avec tout l’élan pris va/vomir ses pesticides et/autres toxiques dans la mer. » On remonte alors doucement la plage parmi les salicornes, vers l’embouchure du fleuve où se répète, à plus vaste échelle, la question ouverte lors de la traversée du Léman : « Tu cherches des yeux une démarcation,/Une variation dans la couleur, la coulure,/Mais rien ne fait sens hormis la géographie,/Et le côté ‘spectaculaire’ du site ;/Où tout s’abouchant à tout, rien ne débouche ! » (Olivier Domerg).

(a) Noms d’auteur(e)s et attributions des séquences se trouvent en ligne dans l’original.

Jean-Nicolas Clamanges

Le peuple du Rhône. Revue Catastrophes n°42, 2023, lire en ligne

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Extrait : séquence d’ouverture (Pierre-André Milhit)
plic plic ploc plic plic non
point de place pour le bucolique ici
crrraaaac broooo crrraaac blam
le chaos le big bang l’implosion centripète ici

l’origine du monde de l’eau entre les cusoisses* de la montagne
ça feule ça meugle ça mugit ça rugit
le vacarme de la glace qui plie et qui rompt
les séracs dans la gouille* la cascade de blocs de glace
l’eau bouillonne dans la morsure du froid et la râpe du dégel
crrraaaac broooo crrraaac blam

le fracas primaire à sept mille pieds au-dessus de la mer
sous des dizaines de mètres de glacier l’eau jaillit
locomotive en furie mammouth ivre
entraînant cul par-dessus tête les tripes de la roche
personne n’empêchera la montagne de retourner à la mer
séparation de l’eau de la glaise
brouet désordonné dans le creuset du diable
alchimie du magma breuvage de Jupiter

c’est la perte des eaux de l’accouchement d’un monstre
ça dérupite* ça culbute
ça schlitte une chargosse* infernale
c’est une chute sans fin
grosses pluies printanières lourds orages d’août
c’est la débâcle
le torrent charrie des souches d’arolle
arrachant des rocs gros comme des armoires
broyant parfois un bouquetin une chèvre à col noir
défonçant un refuge effaçant un lac
le monde est un danger le monde est en danger ici
avalanches ravines effondrements et balles perdues
le braconnier le garde-chasse et le fusilier alpin
les hommes parlent la langue du corbeau ici
les femmes parlent la langue du chamois ici
entre Tschäggättä* et Choléra la peur et la misère
tant qu’ils se disent adieu quand ils se rencontrent
ils ne sont jamais sûrs de se revoir
enfin un premier replat
les torrents s’assemblent et forment le fleuve premier
l’eau reprend son souffle
après la sauvagerie le Rottu enfant enfin

* Vocabulaire alémanique et non mots-valises à la Michaux (JNC).