Laura El Makki, « Adèle Hugo, ses écrits, son histoire », lu par Isabelle Baladine Howald (III, 5, notes de lecture)


Laura El Makki a rassemblé les écrits d’Adèle Hugo, femme remarquable née dans une famille remarquable. Elle fut pourtant brisée.



Adèle H, la fille qui s’est effacée



Adèle Hugo (1830-1915) est le cinquième enfant de Victor Hugo et de sa femme — elle-même déjà prénommée Adèle. Elle est la sœur cadette de Léopoldine, qui s’est noyée dans la Seine lorsqu’Adèle avait treize ans. C’est une jeune fille ravissante, très douée pour la musique, vive intelligente, sûre d’elle. La mort de sa sœur, l’exil à Jersey puis Guernesey, et sa passion amoureuse et non réciproque pour le lieutenant anglais Pinson auront raison de sa santé physique et mentale. Nous connaissons sans doute presque tous le splendide film de François Truffaut, Adèle H, avec Isabelle A. (Adjani), merveilleusement habitée par le rôle, et qui signe une préface intense pour Adèle Hugo, ses écrits, son histoire par Laura El Makki, chez Seghers.
Les teintes sépia et bleutées des illustrations, photos et manuscrits accompagnent une typographie très agréable.

Adèle… On pense à la jeune Adèle/Isabelle dans le film de Truffaut, errant dans les rues de Halifax et croisant l’objet de sa passion, le lieutenant britannique Pinson, un type banal au demeurant, qu’au comble de son aveuglement amoureux elle ne reconnaît pas…
Sait-on qu’elle a tenu un journal, un Journal de famille si l’on peut dire, amplement lu et corrigé par les siens ? Adèle a le destin typique des jeunes filles intelligentes dont une part pourtant a été laissée en friche. Cultivées mais pas trop, brillantes mais dans le cadre familial uniquement. Bien sûr on pense beaucoup à Camille Claudel, littéralement brisée par sa famille et son amour pour Rodin. On pense à Alice James (un livre serait à faire sur l’ombre des frères…). Adèle n’est pas si créative mais elle est pleine de vie. Elle croit ce qu’elle dit, elle croit qu’elle va le faire : « je détruirai la crainte ». (Sans date). Son regard est décidé, « la détermination même » dit Laura El Makki.
Mais la mort de sa jeune sœur Léopoldine va briser sa famille, le deuil est terrible. L’exil de Victor Hugo et de sa famille ensuite à Jersey puis à Guernesey relève d’un enfermement, la chrysalide ne peut devenir papillon. Elle s’éprend de Pinson, et en fait un véritable délire. Mais qu’y avait-il d’autre, là-bas, pour une jeune fille aux ailes coupées ? Et Pinson — je ne vous dévoile pas la fin du livre, qui m’a appris quelque chose que j’ignorais —, n’y a pas été pour rien. Adèle se délite littéralement, elle devient floue. « Adèle est inexplicable » dit son père (10 octobre 1863). « A-t-il la moindre idée de ce que ressent Adèle ? » se demande Laura El Makki (p. 128). Son Journal, largement cité ici, sera retrouvé au fond d’un grenier, puis posé dans la rue et ne survivra que par miracle : « sapristi ! Je suis jeune belle, un caractère de fer, un esprit souple. Je suis essentiellement la fille reine de Victor Hugo, et surtout je veux. » (22 avril 1852). Pour échapper à l’emprise familiale, parfois joyeuse, souvent étouffante, Adèle pratique une écriture secrète, comprise d’elle seule. On sourit un peu car il ne s’agit que d’inversions de lettres dans les mots, mais qu’importe, c’est à elle seule.
Elle flirte, jeune fille très sensuelle, embrasse un soir : « il y avait quelque chose en moi qui chantait » (28 décembre 1852), elle déchante dès le lendemain, consciente que ce qui l’attend dans un tel cas, c’est le mariage : « je n’aurais pas besoin d’un homme qui, voyant en moi les qualités que j’ai, renoncerait à moi parce que j’ignorerais le ménage. » (fragment sans date).
Adèle ne pourra jamais s’engager, elle n’aimera vraiment qu’un homme qui ne pourra lui rendre cet amour :
Sinon les tables tournent durant l’exil, les Hugo sont d’abord septiques à propos du spiritisme, puis séduits, extrêmement séduits, essentiellement pour faire revenir Léopoldine. On peut lire des retranscriptions de ces séances étonnantes, ainsi que des scènes d’angoisse et de panique à la suite de passages de spectres dans la maison… Adèle poursuivra les séances seule dans sa chambre… On suit les péripéties d’une vie familiale qui se fait tant bien que mal aux aléas de l’Histoire et du destin de Victor Hugo. Seule sa mère perçoit le désarroi croissant de sa fille et bataille ferme avec son mari.

Laura El Makki a su trouver un bel équilibre pour qu’Adèle garde toute sa place dans ces pages au milieu de tout cela, mais peu à peu sa mère notamment prend conscience qu’Adèle ne va pas bien, elle a passé la vingtaine, refusé les prétendants, et se perd : « … Mon nom ne m’appartient pas ; ma beauté ne m’appartient pas. Mes idées ne m’appartiennent pas. Je ne m’appartiens pas. Ma musique ne m’appartient pas. Ils appartiennent à la femme qu’il faut sauver. J’appartiens à la femme qu’il faut sauver de la prison-mariage, du lupanar-cachot. » (10 avril 1855). Laura El Makki a décidé de croire Adèle, et elle a eu raison : « Elle semble ne rien vouloir s’interdire » (p 48), c’est son plus grand charme, sa volonté. Mais Adèle est devenue folle, elle ne l’était pas, folie familiale, sociale, amoureuse, comme bien d’autres.
Le moi d’Adèle était-il déjà divisé ou en train de se fendre ? « Où commence la folie ? où finit la raison » (mai juin 1855).

Le destin d’Adèle se fixe quand elle s’éprend d’un ami familier de la maisonnée, Albert Pinson, lieutenant britannique. On sait peu de choses de ce qui s’est réellement ou pas passé entre eux, on ne le voit pas sur les photos des amis de la famille. Qu’a-t-il pensé, fait, vécu ? Les fragments de lettres d’Adèle lui ont-ils été bien envoyés ? C’est une histoire très énigmatique dans laquelle le lieutenant Pinson n’est pas non plus qu’un fantasme. Mais c’est fini pour Adèle, qui s’enferre, perd la raison, errante, que son père aidera toujours, qui vivra plus vieille que tous les siens, à l’asile.
Les écrits rassemblés ici sont bouleversants et révoltants pour nous ; en effet que de talent, de vie, d’espoir, gâchés.
Elle qui écrivait :
« Cette chose incroyable qu’une jeune fille esclave au point de ne pouvoir sortir seule cinq minutes acheter du papier, marche sur la mer, aille sur la mer, passe de l’ancien monde au nouveau monde pour aller rejoindre son amant ; cette chose-là, je la ferai. » (fragment sans date).
Cette chose-là, elle l’a faite, mais à quel prix.

Adèle marche dans Halifax, sa rame de papier sous le bras, ses fines lunettes sur le nez, sa robe usée, le regard perdu.
Mémoires d’une jeune fille dérangée, d’une amoureuse déçue, d’une jeune femme déjà moderne.

Isabelle Baladine Howald

Laura El Makki, Adèle Hugo, ses écrits, son histoire, préface d’Isabelle Adjani, Seghers, 2025, 23 €, 213p.