‘La Blancheur de la baleine” de Jean Frémon, lu par Jacques Laurans


Où l’on découvre quelques très grands artistes, des peintres, sculpteurs et écrivains, magnifiquement évoqués par la plume de Jean Frémon.


Jean Frémon, La Blancheur de la baleine, éditions P.O.L., 2023, 348 p., 26,90€ – Sur le site de l’éditeur.

De façon claire, et même annonciatrice, ce titre – La Blancheur de la baleine – se présente à la fois comme une forme d’enseigne et de détour. Ce détour souvent nécessaire, plus ou moins long, et propre à toute création plastique ou littéraire. Bien entendu, on devine, on comprend vite que cette blancheur n’est pas le seul fait d’une  apparence : la simple couleur blanche d’une baleine. Cette blancheur marque plus fortement son objet, et la référence à l’illustre roman d’ Herman Melville s’impose aussitôt : présence  monstrueuse de Moby Dick qui, simultanément, s’offre et se dérobe à la vue comme à la possession de l’homme. On voit déjà ce qu’un tel détour nous révélera à propos de certaines œuvres majeures : « Mais le sentiment de la présence, que Giacometti cherchait  obstinément dans ses figures, la brutalité du fait qui éclate inopinément dans un tableau de Francis Bacon ne sont-ils pas les équivalents plastiques de l’inaccessible baleine que Leiris poursuivait inlassablement sous le nom de Poésie ? (…) »

Dans le ventre de cette « baleine » se côtoient « des écrivains, des peintres, des  sculpteurs. Aventuriers de l’impossible. Ce sont des bribes de vie », précise Jean Frémon.
Ici, ce sont le plus souvent de très grands noms de la peinture et de la littérature qui sont rassemblés dans ce recueil, parfois si fraternel et si proche de l’histoire même de l’auteur en question (Giacometti, Francis Bacon, Bram Van Velde, Michel Leiris, Samuel Beckett  entre autres) ; des portraits, de nombreux essais, et diverses études où la vie et l’œuvre de  chaque artiste se mêlent librement l’une à l’autre. Toutefois, au-delà de la relation amicale et de certaines affinités, ce lien n’est jamais de nature « biographique ». Bien au contraire, « puisque les œuvres qui toujours nous auront touchés le plus, écrit Jean Frémon à propos de Jean-Claude Hémery, sont celles où le besoin de taire est au moins égal au besoin de  dire ». Ce qui constitue le fil narratif de cet ensemble varié, demeure toujours, au-delà du temps passé, ce doux sentiment de la « présence humaine » ; présence comme socle de la connaissance et de la relation à l’ œuvre dans toutes ses parties. Un parfait équilibre est bientôt trouvé entre l’homme et l’artiste ; entre l’œuvre et le poète ; entre l’ami et le créateur.  L’œuvre achevée, ou interrompue, reste indissociable de la personne aimée et maintenant disparue : « Ils reviennent sous cette forme impalpable, quand on les convoque, quand on  les invoque sous l’insistance du besoin que nous avons d’eux. Proximité de la distance »,  rappelle Jean Frémon à propos du poète José Angel Valente.
Ce qui est bien difficile à restituer à propos d’un tel ouvrage, à la fois si dense et si riche, si cher à l’auteur et à ses souvenirs, c’est la beauté et l’intime compréhension que nous  inspirent un très grand nombre de pages. Nous sommes en présence d’une prestigieuse famille de peintres, de sculpteurs, de poètes et d’écrivain(e)s du XXème siècle. Et il nous faut redire, et même insister sur  ce grand art du récit qui résonne et se fond si justement (je pense plus particulièrement ici au long texte consacré à Marcel Cohen, Enfance d’un homme) avec une approche critique savante et toujours limpide dans son mode d’ écriture.
Jean Frémon aborde chaque artiste, chaque écrivain au plus près de sa recherche, de son drame et de son attente. Ainsi, l’œuvre se révèle à nous, sans qu’elle ne puisse jamais se clore vraiment.
Le travail d’un grand artiste, nous le savons, est toujours une œuvre en cours, promise le plus souvent à l’inachèvement. Elle se poursuit toute une vie durant, s’ouvrant sans cesse et se cherchant toujours plus loin ; et si nous, spectateur/regardeur, acceptons ce point de vue, nous devenons capable de la découvrir à notre tour à l’intérieur de ce  cheminement qui ne connaît pas de fin : « … : quand Giacometti parle de son travail, il en parle volontiers, c’est toujours en termes d’échec. Échec à saisir sa vision, échec à représenter une figure, que ce soit de mémoire ou d’après modèle, ce qu’il poursuit est inaccessible. Et de même que Beckett a compris que sa lumière était l’obscurité, de même Giacometti vit-il l’échec comme une ambition plus haute. Il détruit et recommence, inlassablement, et ne s’intéresse guère au résultat final qui n’est jamais, pour lui, que provisoire et par nature toujours inférieur à l’idéal qu’il poursuit. » (…)
Dans ce recueil, il y a parfois de très longs textes qui ont déjà fait l’objet d’une  première édition, sous une forme plus confidentielle. Je pense ici à l’essai consacré à l’ oeuvre de Michel Leiris : Michel Leiris face à lui-même. Toutefois on découvre bien d’autres écrits et hommages – notamment sur Louise Bourgeois, Etel Adnan, Jacques Dupin, Roger Laporte, Edmond Jabès, Claude Esteban – qui donnent à cet ouvrage toute son ampleur et sa beauté.

Jacques Laurans

Jean Frémon, La Blancheur de la baleine, éditions P.O.L., 2023, 348 p., 26,90€

Extraits

Sur Louise Bourgeois
Donner une forme plastique élaborée à des désirs et des hantises, c’est le travail de  Louise Bourgeois. Ici, ce sont la lenteur et la résignation qui sont transformées en  exercice spirituel, les heures sont les perles, elles s’égrènent comme les billes d’un chapelet.

Sur Bram Van Velde
Il y a toujours dans ses tableaux une figure cachée ou empêchée de se montrer, don il ne reste que les linéaments, l’ovale ou le triangle d’une tête, des cercles qui répugnent à passer franchement pour des yeux… Et, marque distinctive, un étrange mélange de vigueur et de lassitude, de geste ample, affirmé et de couleurs aléatoires, une ambivalence qui constituera l’essentiel de sa manière jusqu’aux dernières grandes gouaches, somptueusement déchirantes.

Sur Alberto Giacometti
Lui aussi a eu avant-guerre une sorte de révélation, la silhouette d’une femme dont il était épris vue de loin, au bout de l’avenue ; il veut rendre en sculpture ce sentiment de présence dans la distance et, dans son effort pour s’approcher de sa vision, il voit la sculpture s’amenuiser sous ses doigts. Le phénomène se précise et s’aggrave pendant la guerre : il passe trois ans à Genève, à l’ hôtel, sans atelier et travaille dans sa chambre ; il assiste, médusé, à la réduction qui s’empare inexorablement des figures qu’il tente de former. On dit qu’à son retour à Paris, après la guerre, il rapporta la totalité de sa production de trois années rangée dans une grosse boîte d’allumettes.

Sur Etel Adnan
Le leporello du peintre est comparable au haiku du poète-voyageur. Les notations les plus simples et les plus immédiates sont celles qui lui conviennent le mieux. Etel Adnan s’est souvent contentée de dessiner sur un leporello l’encrier même dans lequel elle plonge le pinceau qui dessine l’encrier.