‘La langue vivante et la morte’


En lien avec la note sur ‘La Blancheur de la baleine’ de Jean Frémon, cet extrait consacré à Jean-Michel Reynard.



LA LANGUE VIVANTE ET LA MORTE

L’Eau des fleurs. Beau titre d’apparence élégiaque. Mais à y regarder de plus près, que dit-il ? Ce n’est pas l’eau avec laquelle nous arrosons les fleurs du jardin ou du balcon, celle-là c’est de l’eau tout simplement. Dans quelles circonstances employons-nous ce terme l’eau des fleurs ? Dans cette phrase et seulement dans cette phrase : Il faut changer l’eau des fleurs. C’est-à-dire : Les fleurs sont encore belles (il s’agit nécessairement de fleurs coupées arrangées dans un vase), mais si nous voulons prolonger leur éclat, il faut remplacer l’eau dans le vase. L’eau des fleurs, c’est l’eau qu’on jette et non l’eau claire qu’on verse à sa place dans le vase. L’eau des fleurs est croupie, malodorante, trouble ; il faut s’en débarrasser.
Or c’est le titre d’un livre, nous voilà prévenus : nous sommes invités à faire le ménage. Et pour paraphraser ce jardinier lumineux que la peinture représente coiffé d’un chapeau à larges bords, une pelle sur l’épaule, dans les jardins du Sépulcre : Noli me legere !
Attention magmas, fumier, déchetterie, trop-plein, nausée. Si cela vous tente, libre à vous d’aller à la pêche au sens. Mais en eaux troubles. Du sens ? Il y en a par bribes, que la lecture remonte dans son tamis comme des pépites : jeux d’enfants dans les culottes de la mère, s’empaumant, dit-il, cahier de poèmes confisqué par la maîtresse d’école, les après-midi complices chez ladite, sous prétexte de révisions, un séjour au sanatorium, la mort légère, la mère légère, l’être dans le temps et hors de lui.
Mais derrière ce violent désir de dire, de dire tout, et en même temps, deux en un, un non moins violent désir de taire, de ne rien lâcher, même sous la contrainte, une contrainte plus forte. C’est l’enfant qui ne parle pas, qui refuse de répondre : « Tu as mangé ta langue ? » lui demande-t-on. Ou pire encore que celui qui se tait, mais c’est le même, l’enfant qui répond quand on le tance. C’est celui qui le dit qui l’est. La gorge se noue, il s’étrangle.
Comme souvent quand j’achoppe sur quelque chose qui me dépasse, j’ouvre Groddeck, les Conférences psychanalytiques, traduites par Roger Lewinter, lui-même engagé dans une entreprise non moins fascinante et vertigineuse que celle de Jean-Michel Reynard. Voici ce sur quoi je tombe d’emblée, dans le tome deux :
« L’enfant n’aime pas se laisser regarder dans la gorge. Il faut user de la force. Si on regarde dans la bouche, on se penche sur l’âme. Un enfant a toujours quelque chose qu’il n’a pas envie de faire voir. » Suivent des considérations sur l’inflammation des amygdales, le voile du palais et la luette, le refus d’avaler et le réflexe de déglutition. Je ne me sens pas hors sujet.
La langue, tout de suite, elle est nommée, aux premières pages de L’Eau des fleurs, puis contredite, éclatée, scindée en ses deux états : soit épaisse… comme une substance du mal, masse affreuse, informe, maudite… soit ténue et subtile comme un corps aérien, une mélodie.
Et si les mots souffraient ? demande-t-il ingénument. Est-ce qu’ils auraient besoin de la langue pour en disconvenir ?
De la langue, il est dit encore qu’elle ne fait plus sa toilette, la toilette du sens. Elle est à l’article de la mort, limace impure.
D’un côté, le muscle répudié, de l’autre, le système de signes abstraits sacralisé.
Et cependant, ça rougeoie et crépite comme un brasier, le bûcher des vanités et des petits secrets, de grands pans s’effondrent en silence, d’autres se soulèvent, comme la proue du Titanic quand il sombre. La langue vivante et la morte. La langue tombale. Celle par qui la mort arriva.

Jean Frémon, La Blancheur de la baleine, éditions P.O.L., 2023, 348 p., 26,90€, pp. 123-125

Voir la note de lecture de ce livre.

Texte publié originellement dans Cahier Jean-Michel Reynard : Une parole ensauvagée. La Lettre volée, 2009.