‘Quitter sa langue natale, écrire en français’, 22, Flora Bonfanti


Poesibao poursuit ici la publication d’une seconde série de contributions à la ‘Disputaison’ sur le thème de la langue d’écriture. …


Erik Desmazieres, Géography Theater, 2007, eau-forte et aquatinte, 195 x 265 mm © 2007, ProLitteris, Zurich (site de référence)

Ne pas ou ne plus écrire dans sa langue maternelle, est-ce un réel choix ? N’est-ce pas la langue d’accueil qui vous élit ? Est-ce une fuite, un exil, un rejet de son pays, une décision politique ? La langue adoptée est-elle une ‘contre langue’ (maternelle) ? Un exil dans l’exil ?  L’adoption d’une autre langue correspond-elle à un déplacement physique ? Est-ce une autre personne qui apparaît dans l’autre langue ? Peut-on parler d’un devenir-autre ? Et pourquoi le français ? Les questions sont nombreuses, elles se posent en vrac car l’histoire de la langue de chacun est un monde. Alors c’est l’histoire de poètes qui se sont aventurés dans la langue française, qu’on voudrait lire.
Cette disputaison a été conçue et préparée par Jean-Pascal Dubost. Elle fait suite à une première livraison de 16 contributions.

Aujourd’hui,  22ème contribution, celle de Flora Bonfanti

Retrouver les contributions précédentes, série Asérie B en cours


C’est vraiment dommage

« Vous êtes un musicien extraordinaire, c’est vraiment dommage que vous fassiez de la guitare. » Ce massacre a été prononcé par Olivier Messiaen, dans une salle du Conservatoire de Paris. Le guitariste est rentré chez lui, il s’est assis, et il a attendu. Quoi ? Il ne sait pas bien, mais l’attente n’a pris fin que vingt ans après, quand il s’est mis à composer. Il a d’abord tenté d’autres instruments. L’alto, le hautbois : trop tard. Il a tenté d’infirmer la condamnation, de prouver que la guitare ne lui empêcherait rien : cela n’a pas marché non plus, il n’a jamais trouvé un public à sa mesure. Messiaen avait raison au fond. Une sonorité, un répertoire, un public, voilà les limites nettes d’un instrument, les barrières qui s’abattent entre le musicien et la musique. Or la langue est un instrument qu’on choisit encore moins que l’enfant ne choisit sa guitare. Et plus tard, c’est évidemment trop tard. C’est avec ce trop tard que nous vivons, que nous nous promenons, écrivains étrangers, c’est contre ce trop tard que nous écrivons. La bataille est perdue d’avance, mais notre défaite est une opportunité pour la langue, qui en sort victorieuse mais aussi entachée d’un sang extérieur. Et pourquoi aime-t-elle l’extérieur ? Elle aime qu’on la disloque.

La plus grande beauté de la langue c’est notre faculté à faire sens. Elle est merveilleuse, quoique nous l’ayons rarement devant nous. Mais quand un chemin inusuel est pris, quand la norme est disloquée, cette faculté, rattrapant l’étrangeté, la domptant, faisant sens malgré tout, devient perceptible. Autrement elle reste cachée par les formes familières. Une chose semblable se produit quand, entendant mal ce qu’on vient de nous dire, on invente une histoire rocambolesque pour trouver un sens à ce qu’on a mal reçu. Voyant ensuite le malentendu, nous sommes surpris de l’inventivité dont nous avons été capables pour redonner aux choses une certaine logique (et à cette surprise suit la sensation de la logique elle-même, d’une trame prête à s’adapter aux pires circonstances pour ne pas se rompre, et que chaque énonciation traverse, censure qui ne devient visible que lorsqu’elle est attaquée). Mais ces événements de surdité sont accidentels et furtifs, alors qu’une écriture inventive fait durer l’expérience. Et comme il n’est pas nécessaire d’être un étranger pour inventer, vous me direz, il est préférable de le faire dans la langue natale, en conscience, plutôt que par maladresse et cécité.

Mais pardonnez-moi l’intimité, la cécité fut pour moi cruciale. Dans ma langue, mes phrases ne sonnaient pas comme il fallait. Le sens des mots luisait, rien ne le tamisait. Tantôt il éclatait avec trop d’enfance, d’immédiateté, tantôt il en était perturbé par des sonorités ridicules. Il y a cela aussi : j’étais à même de juger de la beauté des mots et certains me paraissaient ridicules, ou d’une laideur prohibitive. Je souffrais d’un excès d’autorisation. En français, ce cerveau rigide et constipé a perdu sa prise, il ne peut plus me sanctionner chaque respiration. Et pour mon grand bonheur, je ne maîtrise plus les connotations, j’en suis libérée. On parle trop peu des connotations, ces brumes subjectives qui entourent chaque mot, aussi présentes que leur définition, déterminantes même, et qu’aucun dictionnaire ne saurait rendre. Elles m’étaient source d’un désamour général, je voyais à travers elles des personnages que je ne voulais pas être. J’écrivais en creux. Je tournais et retournais les phrases, choisissais la version qui m’était moins répulsive. C’était une vaste obstruction.

J’ai fui. J’ai trahi ce qui voulait me retenir. J’ai trahi ma guitare. Faudrait-il retourner à mon nid emmêlé pour la grande réconciliation ? Peut-être. Et ce sera encore trop tard.

Flora Bonfanti

Née à Rio de Janeiro au Brésil, elle a la double nationalité brésilienne et italienne. Elle vit en France depuis 2014 et a publié deux ouvrages en français aux éditions Unes.