De fascinantes chroniques qui mettent en regard des photos de toutes sortes et un texte. Quand les photos nous regardent…
Profondeur, justesse de ce titre : la photo me regardait ! C’est un livre de Katja Petrowskaja dont les textes ont été initialement publiés dans le supplément dominical de la Frankfurter Allgemeine Zeitung entre 2015 et 2021.
Profondément déstabilisée par la guerre en Ukraine, ne pouvant plus écrire « comme avant », Katja Petrowskaja a eu recours à un mode d’écriture fragmentaire « enclenché à chaque reprise par une image prélevé dans l’immense stock d’indices et de traces mémorielles que la photographie a rendu possible et où, étrangement et sans même que nous le sachions, nos propres secrets sont gardés. (4ème de couverture). Cette 4ème est remarquable, je continue de la reprendre : « En contact étroit avec la puissance traumatique des drames que l’Histoire continue de déverser chaque jour sur les marges orientales de l’Europe, parfois aussi s’en évadant, passant d’une image anonyme à celle d’un photographe connu, puisant ici et là au hasard des voyages et des trouvailles, ce livre silencieux, pudique, bouleversé et parfois même souriant a aussi les traits d’une autobiographie dispersée, en éclats. (…) on doit aussi le comprendre, dans la discrétion même de son geste, comme un acte de résistance par lequel, de surcroît, l’incroyable quantité de sens du photographique serait libérée. »
Né en Ukraine, à Kiev, en 1970, Katja Petrowskaja, écrivaine et journaliste est aujourd’hui installée à Berlin et reconnue pour son œuvre en langue allemande, notamment son premier livre Peut-être Esther (Maybe Esther, 2014), exploration intime et historique de la mémoire familiale, centrée sur l’histoire de la Shoah à Kiev et le massacre de Babi Yar. Ce récit, entre fragment autobiographique et enquête historique, a été traduit en plus de vingt langues et salué par de nombreux prix littéraires, dont le Prix Ingeborg Bachmann.
Oui les photos nous regardent et comment, parfois ! Ce serait une première leçon de ce livre, avec ces 57 photos par lesquelles Katja Petrowskaja s’est sentie profondément regardée et remuée.
57 photos, 57 textes courts, une page et demie à deux pages. Toujours la même présentation, la photo, que l’on reçoit parfois de plein fouet, ou bien qui nous interroge, nous intrigue, parfois nous amuse ou nous effraie. Nous touche aussi, à notre tour, pas toutes, mais beaucoup. Et quand elles ne nous parlent pas, c’est d’autant plus intéressant d’entrer dans le texte !
La première, « Mineur du Donbass » : « la photo me regardait. Sa proximité me fascinait. Je ne savais même pas où se trouvait Krasnoarmeysk, mais cet homme était là devant moi, bien trop proche, et me soufflait sa fumée au visage. (p. 8). Elle ajoute : « Je suis tombée sur ce mineur il y a plusieurs mois sur Internet et le voici exposé à présent dans le pavillon ukrainien de la Biennale de Venise (…) A deux pas du pont de l’Arsenal, on le voit même la nuit, derrière sa façade en verre. On peut fumer avec le mineur, peut-être que son visage devient plus compréhensible quand on fume ensemble. J’ai fumé avec lui, à la nuit tombante. »
C’est une chronique pour un journal, travail d’écrivain mais aussi magnifique travail de journaliste en ce sens qu’avec une photo énigmatique et un texte, l’auteur ouvre d’innombrables questions dans la conscience du lecteur (ce pourrait être la définition d’un vrai travail de journaliste !).
Il est bien sûr impossible ici de s’attarder sur chacune de ces chroniques, mais je donne quelques titres pour montrer la variété des sujets et des angles, historiques bien sûr, mais aussi intimes. Ou de découverte. « Autodafé », « Babouchka dans les airs », « les oreilles de Kafka », « Quand fleurit la fougère », « L’enfance à l’envers ».
Ce qui est fascinant c’est que chaque fois l’auteur crée tout un monde. Intellectuel et sensible.
Feuilletons le livre.
« Le Retour de Vénus » ? Une photo pour se consoler, dit Katja Petrowskaja, une photo du New York Times où l’on voit une jeune femme avec une couverture de survie dorée, dans une embarcation de fortune. L’ami qui lui a envoyé la photo lui écrit : « je me suis toujours figuré la Vénus de Botticelli dans un châle doré ». Les réfugiés, les drames en mer, l’art, l’amitié, le flux torrentiel des images dans monde, tout y est. « Syrians arriving on Lesbos, a Greek Island » dit la légende sous la photo.
« Revoir » ? Ici Katja Petrowskaja part d’une photo de Francesca Woodman, prise à Providence, dans le Rhode Island. « La photo réclamait le silence, des phrases auraient effarouché la fragilité du regard (…) Je me tenais debout devant le petit tirage, avec le désir un peu flou de m’adresser à quelqu’un, de le toucher, de tendre le bras vers quelqu’un – car on sentait soudain ses propres bras jusqu’au bout des doigts – comme la femme sur l’image. Je voulais toucher une autre main, n’aurait-ce été que la mienne, étonnée et effrayée par la dissolution de la matière qui s’opérait entre les deux êtres. ». Une photo irréelle, un long corps fin, dont on ne voit pas la tête, alors qu’on voit très bien celle d’un cygne. (cette image figure dans cette galerie photo de l’Albertina, c’est la n°8).
Dans une note sur la photo, on apprend que Francesca Woodman a créé cette image « quand elle avait dix-huit ou dix-neuf ans et qu’elle étudiait dans une petite ville appelée Providence. Fille d’artistes connus, prodigieusement douée, elle s’est suicidée à l’âge de 22 ans ».
« Les oreilles de Kafka » ? Katja Petrowskaja donne des petits titres à ses textes. Ici, elle écrit autour d’une photo de Koudelka, qui représente un vieil homme qui « fixe l’appareil. Il est épuisé et désespéré comme s’il avait passé des mois à se cacher ». Il est à Prague, découvre Petrowskaja et elle se dit alors « envahie » par le visage de Prague, fortement bombardée par les troupes du pacte de Varsovie en 1968. C’est le décor de la photo : « Cette photo a été prise par le photographe tchèque Josef Koudelka, qui est devenu l’un des principaux chroniqueurs de ces journées et qui porte les initiales de Josef K., le protagoniste du Procès de Kafka. (…) je ne connaissais pas cette image. Le silence, l’immeuble incendié, les gens devant la façade de l’immeuble d’à côté, criblée de balles, le vieil homme. Ses yeux béants ressemblent aux fenêtres noires derrière lui. J’ai vu ses oreilles et j’ai pensé aux oreilles de petit garçon de Kafka. » (p. 46) La photo, il s’agit de la dernière sur cette page.
« L’enfance à l’envers » ? Il y a aussi du sourire dans ce livre, tel celui de la petite fille Katja. L’auteur découvre une photo d’elle qu’elle ne connaissait pas et soudain, réalise qu’elle écrit de la main gauche ! Longue élucubration pour savoir si par hasard elle aurait été une gauchère contrariée. Elle mène toute une enquête, d’autant qu’elle a constaté qu’en Allemagne, où elle vit depuis 1999, il y a énormément de gauchers, pas du tout contrariés donc. Elle parle de cette photo à son père, ils l’étudient ensemble. Son père pense qu’il saurait forcément si elle avait été gauchère. Et puis soudain, l’explication. En regardant des lettres indéchiffrables sur une petite boîte sur la petite photo (pas évident !), puis la bague du père, présent sur la photo, qui est à sa main gauche alors qu’il l’a toujours portée à droite, ils comprennent que la photo a été tirée à l’envers ! Avec une petite déception pour Katja : « Je n’avais pas été rééduquée de force et mes particularités psychiques ne pouvaient donc s’expliquer par là. Dommage ! Mon appartenance aux anges gauchers de Berlin s’était évanouie elle aussi. » (p. 53)
Terrible l’image et le texte « Du nouveau sur les fleurs » (titre emprunté à Walter Benjamin, il y a décidément quelque chose de profondément benjaminien dans ce livre). « Cette plante aucun botaniste n’a pu l’identifier » … l’image est extraite d’un petit livre trouvé par l’auteur sur un marché, The Chernobyl Herbarium « avec ses photos luminescentes en noir et blanc, il rayonnait dans la boutique comme un message venu de temps inconnus, comme le salut d’un pays qui n’existait pas. Trente textes de Michael Marder et trente et un photogrammes d’Anaïs Tondeur. J’ai pensé à la terrible photo de l’ombre de l’échelle d’Hiroshima sur laquelle ont écrit aussi bien Georges Didi-Huberman que Jean-Christophe Bailly.
Dans « Au bord de la mer Noire », je relève ce passage emblématique de la démarche de Katja Petrowskaja : « toute photo est le fragment d’un monde, arraché au temps et à l’espace. Nous ne voyons que ce fragment, qui tente de se présenter comme le monde dans sa totalité ou comme une partie représentative – si ce n’est comme métaphore, du moins comme pars pro toto. Toute photo cache une impermanence. Rien ne sera plus jamais comme en cet instant où deux enfants ont été saisis d’étonnement dans le port d’une ville de la mer Noire. » Et on en vient à penser que parmi toutes ces autres richesses, ce livre ouvre à la connaissance d’œuvres photographiques souvent inconnues de soi : « Dans la série Black Sea, la Britannique Vanessa Winship photographie des gens aux frontières de l’espace et dans les interstices du temps : dans les zones limitrophes de la Turquie, aux marges de la société des Balkans, le long des rives de la mer Noire. » (p. 113)
Frustration pour moi de ne pouvoir tout commenter de ce livre fascinant. J’espère que beaucoup seront tentés de le trouver et de l’explorer. Alors je choisis une dernière citation de Katja Petrowskaja. Il est question du photographe Robert Frank, jeune photographe suisse des années 1950 qui reçoit une bourse Guggenheim et part à New York : « il prend 30 000 photos avec son petit appareil, sous la grande influence du maître Walker Evans. La photographie se mue en pratique spirituelle, elle n’est plus seulement source d’observations historiques ou sociologiques. »
C’est exactement ce que j’ai ressenti en lisant ce livre d’une exceptionnelle richesse.
Florence Trocmé
Katja Petrowskaja, La photo me regardait, Chroniques (2015-2021), traduit e l’allemand par Jean Torrent, Editions Macula, 2025, 28€