Les éditions La Coopérative ont entrepris un important travail de réédition et d’édition autour de la poète écossaise, Kathleen Raine.
« Nous entendons s’élever un chant immense que rien ne protège,
unissant l’exil de l’âme, l’amère amertume d’ici, à l’émerveillement du monde.
Les apparences vacillent, s’effacent au fond d’elles-mêmes,
et pourtant demeurent, dignes d’amour. »
Jean Mambrino, Le Monde, 1981
Les éditions la Coopérative (Jean-Yves Masson et Philippe Giraudon) rééditent un livre introuvable de la poète écossaise Kathleen Raine. J’ai fouillé dans ma propre bibliothèque où j’ai retrouvé deux livres d’elle, une traduction de Philippe Giraudon (La Présence) et un livre dans la merveilleuse, défunte et regrettée collection Orphée/La Différence ! (Le Royaume invisible). Dans les deux cas, j’avais sélectionné des poèmes, sans doute pour l’anthologie permanente de Poezibao.
Kathleen Raine est une poète et essayiste britannique née en 1908 et disparue en 2003. C’était une grande spécialiste de W.B. Yeats et de William Blake, ce qui bien sûr est significatif pour comprendre sa poésie. Son œuvre poétique et autobiographique est marquée par une quête spirituelle intense, souvent articulée autour du mythe de l’unité perdue, notamment à travers la figure de Koré/Perséphone. Elle explore dans ses écrits la tension entre des mondes opposés : la nature sauvage de son enfance dans le Northumberland et la modernité matérialiste de Londres, ainsi que les thèmes de la perte, de la quête et de la rédemption spirituelle.
Ce livre, Sur un rivage désert, est un peu singulier dans son abondante production, en tant que poème d’amour et de deuil. Il est souvent considéré comme le chef d’œuvre poétique de Kathleen Raine. On y retrouve tout ce qui fait sa singularité, au croisement du plus humain, l’amour désespéré qu’elle éprouva pour un autre poète anglais, Gavin Maxwell et des élans profondément spirituels, presque mystiques, nourris de philosophie et de mythes antiques.
Trop petit ce monde désert
Trop vaste le vide du cœur
Partout visible le mur,
Et nulle ouverture
(poème 88, p. 97)
Sa relation avec Gavin Maxwell fut très complexe, en raison de l’homosexualité de ce dernier et presque toute sa vie, Kathleen Raine porta la culpabilité d’une sorte de « malédiction » qu’elle lui aurait jetée un jour de désespoir et qu’il tenait pour la source de tous ses maux (accident de voiture, maladie, etc.). Le livre est traversé par cette douleur, qui s’enracine dans les lieux, comme cette baie de Sandaig où vivait le zoologue-poète écossais. Pas d’allusions directes, sauf peut-être :
Quelle chose infiniment précieuse
Cherchions-nous sur la grève ?
Quelle signature,
Promesse en un coquillage nacré, sagesse en un galet ?
(poème 56, p. 65)
What infinitely precious thing
Did we seek along the shore ?
(…)
Sur un rivage désert est une suite de 130 poèmes courts qui s’enchaînent un peu comme un fleuve, poèmes directement adressés à Maxwell (le livre fut écrit après sa mort) ou de portée plus générale, sur l’amour, la mort, la relation avec les disparus. Thème central de l’œuvre ! J’ai retrouvé dans le volume d’Orphée un poème qui s’intitule Antienne pour rappeler les créatures perdues, qui a des accents prémonitoires pour la disparition des espèces (Gavin Maxwell était zoologue, passionnée par les loutres).
J’aimerais dire aussi le caractère exemplaire de la « postface des éditeurs », qui donnent maintes clés pour bien comprendre le livre, mais en font aussi l’histoire et rendent hommage aux traducteurs, Jean Mambrino et Marie-Béatrice Mesnet et au premier éditeur du livre, François Xavier Jaujard, disparu très tôt et fondateur des éditions Granit.
Florence Trocmé
Kathleen Raine, Sur un rivage obscur, traduit de l’anglais par Jean Mambrino et Marie-Béatrice Mesnet, édition bilingue, La Coopérative, 2025, 19€
Quelques notes :
• Je transcris ici l’argument d’un colloque qui a eu lieu à la Sorbonne en 2022 :
Kathleen Raine (1908-2003) est une poétesse britannique dont la vie couvre le XXe siècle mais dont l’œuvre s’inscrit en opposition à son temps. Nourrie de nature et de poésie, mais aussi de philosophie, cette résistante de l’Imagination plongée au cœur d’un monde de conflits et d’idéologies matérialistes délivre un art et un message beaucoup plus audible aujourd’hui, semble-t-il. On peut ainsi se demander où inscrire l’œuvre de Kathleen Raine : en amont, chez les romantiques ou en aval de son époque, en une sorte d’avant-garde naturo-mystique, voire d’écopoésie ? Appartient-elle à un passé révolu, est-elle l’héritière d’une tradition obsolète, ou au contraire s’affirme-t-elle comme résolument prophète et visionnaire ? Que dire également de cette voix “bardique” de femme isolée dans un monde où celle des poètes hommes prévaut ? Et comment a-t-elle évolué parmi ces figures littéraires côtoyées tels C.S Lewis, Malcom Lowry, Gavin Maxwell, ou encore Elias Canetti ?
•Les éditeurs, dans leur postface écrivent : « Si nous avons choisi de redonner à lire d’abord Sur un rivage désert, c’est en raison de la place centrale qu’occupe ce livre, dont on peut considérer les cent trente poèmes comme autant de strophes d’une célébration funèbre, ou peut-être plus justement encore comme les pierres d’un seul tombeau. (…) Le deuil qui s’exprimer dans Sur un rivage désert est celui d’un amour impossible qui fut le plus grand attachement que l’auteur ait connu dans sa vie, et cette œuvre, qui n’eût pas été écrite sans cette expérience cruciale, bouleversante et tragique, ne doit son sens et sa force qu’à la résolution d’affirmer le maintien, par-delà la mort, du lien indestructible entre deux âmes, celle de la vivante et celle du mort, dont l’essence transcende leurs incarnations temporelles respectives
Référence du bel article de Jean Mambrino dans le Monde :
« le combat spirituel de Kathleen Raine, 10 avril 1981 (accessible aux abonnés)
Des extraits :
3
J’ai caché mon cœur
Au fond d’une pierre
Là-bas, dans un torrent de la montagne,
Œuf-monde en sa coquille bleue,
Invulnérable jusqu’au jour
Où ce galet s’est écrasé,
Puissance et vie évanouies :
Non où tu vis mais où tu aimes, l’âme.
I hid my heart
Within a certain stone
In a far mountain burn,
World-egg in tis blue shell, invulnerable until
That pebble crushed,
Power and life were gone:
Nor where we livre but where we love, the soul.
7
Si un ange, tournant les pages
Du livre fermé de nos vies,
Rouvrait ces jours solitaires, doux et sauvages,
Une essence passerait peut-être, un chant
Frémirait dans l’harmonie des sphères,
Ultime accord de la musique remémorée qui fut la nôtre.
Should some angel, turning the leaves
Of the closed book of lives
Open again those days solitary and sweet and wild,
Would not some essence pass, some chord
Sound, as from a half-forgotten lyre-
Only a breath, and the page
Close, and the music be stilled?
21
Pour le cœur froide consolation :
Je lis les livres, j’acquiesce,
Plotin et la descente de l’âme,
Jamblique et les Mystères,
Les sages, Indiens, Allemands et Grecs :
Connaissance, froid miroir où les formes passent
Qui semblent seulement se mouvoir et parler
Cold comfort for the heart:
I read the books, I acquiesce,
Plotinus on the soul’s descent,
Iamblichus on the Mysteries,
The Indian, German, dans the Greek:
Knowledge a cold mirror where form pass
That only seem to move and speak.
31
Eau vive
Qui sourd d’une veine profonde
De sous les tombes,
De sous les racines du chagrin –
Flux de musique :
D’où vient où va
La joie,
Dont nul ne connaît la source ?
Water of life
That wells from some deep vein
Beneath the graves,
Beneath the roots of sorrow
Music its flow:
Whence comes whither goes
Joy, whose source none knows?
47
Oiseau étrange à travers mon ciel du soir –
Qui te guide, âme qui passe,
Dans ce vol loin par-delà
L’étoile évanescente de la terre ?
Avec la certitude d’un désir sauvage
Tu suis ta route ailée sans trace
Au fond de la nuit sans rivage.
Strange bird across my evening sky –
Who, passing soul, your guide
On that far flight
Beyond earth’s dwindling star?
With certainty of strong desire
You wing your traceless way
Into harbourless night.
Kathleen Raine, Sur un rivage obscur, traduit de l’anglais par Jean Mambrino et Marie-Béatrice Mesnet, édition bilingue, La Coopérative, 2025, 19€
Et je joins :
ANTIENNE POUR RAPPELER LES CREATURES PERDUES
Revenez, revenez,
Oiseaux sauvages, revenez !
Alouette vers l’herbe,
Roitelet vers la haie,
Corneilles au faîte des arbres,
Hirondelles sur le toit,
Aigle vers son nid,
Corbeau vers sa pierre,
Oiseaux, tous, revenez !
Revenez, revenez,
Les égarés, revenez,
Lapin au terrier,
Renard à la tanière,
Souris sous les lambris,
Rat au grenier,
Bétail à l’étable,
Chien au foyer,
Animaux, tous, revenez !
Revenez, revenez,
Les errants, revenez,
Cormoran au rocher,
Mouettes loin de l’orage,
Bateau vers le port,
Sains et saufs revenez !
Enfants, revenez
Le soir, revenez,
Garçons et filles,
Des routes revenez,
Loin de la pluie,
Fils, revenez,
De l’obscurité qui grandit,
Adolescents, revenez !
Revenez, revenez,
Toutes les âmes, revenez,
Morts au cimetière,
Vivants vers les lampes,
Vieillards près du feu,
Filles loin du crépuscule,
Nouveau-nés vers le sein
Et le cœur vers son havre,
Tous les perdus, revenez !
SPELL TO BRING LOST CREATURES HOME
Home, home,
Wild birds home!
Lark to the grass,
Wren to the hedge,
Rooks to the tree-tops,
Swallow to the eaves,
Eagle to its crag
And raven to its stone,
All birds home!
Home, home,
Strayed ones home,
Rabbit to burrow
Fox to earth,
Mouse to the wainscot,
Rat to the barn,
Cattle to the byre,
Dog to the hearth,
All beasts home!
Home, home,
Wanderers home,
Cormorant to rock
Gulls from the storm,
Boat to the harbour
Safe sail home!
Children home,
At evening home,
Boys and girls
From the roads come home,
Out of the rain
Sons come home,
From the gathering dusk,
Young ones home!
Home, home,
All souls home,
Dead to the graveyard,
Living to the lamplight,
Old to the fireside,
Girls from the twilight,
Babe to the breast
And heart to its haven
Lost ones home!
Le Royaume invisible, traduit de l’anglais par Philippe Giraudon, François Xavier Jaujard, Pierre Leyris, Jean Mambrino, Marie-Béatrice Mesnet. Préface de Kathleen Raine, Orphée La Différence, 1991, pp. 62-65