Fanny Quément, « Juice Casaganthe » et Delphine Arras, « Je plonge des bleus », lus par Anne Malaprade [III/4, Les notes de lecture]



Les éditions Quartett, qui existent depuis 2006, sont à l’origine dédiées au théâtre. Leurs trois collections (Théâtre, Rouge et Théâtre jeunesse) s’enrichissent désormais d’une quatrième intitulée Prose libre. Celle-ci accueille des textes qui travaillent la prose jusqu’à la déborder, la décadrer, afin d’ouvrir des horizons de pensées et de langues audacieusement inédits. La direction éditoriale de cette dernière collection est assurée par Benjamin Dupré et Deborah Heissler.

Ces deux ouvrages s’ouvrent sur une préface éclairante, qui pose très clairement les enjeux principaux de chacun des textes. Déborah Heissler souligne ainsi combien le livre de Fanny Quément explore la dimension intertextuelle du travail littéraire. La prose, ici, est « libre », en tout cas travaille à sa libération, car elle se nourrit de citations, de collages, d’extraits, de graffiti et de rebus divers qui constituent une langue palimpseste incarnée par des « garces en cavale » également « branleuses ». Celles-ci n’ont pas froid aux yeux ! Cette prose, esquivant le devoir du récit, palpite et vibre, invente des néologismes (ainsi du verbe « rimbranler » ou du substantif « vagaadir »), parle soit-disant bête pour déjouer ce qu’on entend par habitude sous le terme intelligence. L’épilogue « Soupe aux lettres » est particulièrement goûteux : que signifie manger des pâtes alphabet ? Qu’est-ce que ça fait de se nourrir d’un aliment qui est aussi un signe ? Faut-il oublier qu’on avale du pas très riche et du très courant ? « Comme j’ai tout de même un petit côté rebelle, j’aimerais bien pouvoir dire que ma soupe aux lettres est une ode au chaos graphique, un appel à zbeuler l’alphabet, mais cause toujours gamin, on sait très bien que A c’est A, B c’est B, et Z c’est Z. On sait très bien que l’enfant doit jouer à former des mots existants, PAPA, MAMAN, qu’il y a une hiérarchie des lettres et une hiérarchie des mots. Certes le Y, le W ou bien encore le Z valent 10 points au Scrabble, mais on sait très bien que c’est seulement parce qu’elles sont rares ces lettres, rares et puis sûrement un peu étrangères, un peu exotiques, si rares et bizarres qu’on pourrait s’en passer, s’en débarrasser. Mais pour l’instant elles sont encore là alors je mange ma soupe de A à Z et il va sûrement pleuvoir des commandes et j’aurai tout ce qu’il faut de lettres à mettre en bon ordre, à ranger bien proprement, bien académiquement, du moins si Dieu le Père des Pâtes Alphabet le veut, ô priez pour moi Sainte Marie Condé du Langage. Travail Famine Pâtes-Riz. Je mange ma soupe aux lettres ultra diététique dans un esprit de superstition et de pénitence pour que les choses rentrent dans l’ordre et que ça cale. »             


Je plonge des bleus
, préfacé par le psychanalyste Frédéric Mauvignier, saute dans le bain de la langue les yeux grand ouvert : « j’écris c’est un océan/eaux sans reflet/je nage/m’emploie à clarifier ». Il s’agit ici de « pousser les mots » plus loin que l’horizon de la syntaxe et de la phrase, de « dessaler les phrases pour voir ». Conduire les signes et la structure au-delà du sens. Dans un rythme dont la lenteur surprend et déprend. Delphine Arras suggère qu’il faut savoir dépenser le langage par la couleur et par la matière, dans ces éléments essentiels et transitifs, toujours en devenir, que sont l’eau et le feu. En somme, la prose, ici, habite une frontière mobile et fuyante, une ligne qui sait écouter et accueillir les roses, les migrants, les points cardinaux, les voyages et les gestes. Une prose qui court avec et sur le désir de vivre, de s’exprimer, de surfer et de (se) perdre dans et en l’Autre. Oui, il y a un risque que la voix perturbe le corps de la langue autant que le corps de l’écrivain. « ce qui m’éprouve c’est de devoir accorder mon corps/instrument/chaque matin ». Raccorder « en corps total » sa propre chair à la langue ? Sa langue au corps de l’autre ? Cette entreprise aventureuse et assumée permet d’écouter une composition qui œuvre à une partition : celle-ci sculpte la parole de Delphine Arras en nourrissant une inépuisable énergie.

Anne Malaprade

 

Fanny Quément, Juice Casaganthe, Avec un avant-propos de Déborah Heissler. Editions Quartett, collection « Prose libre », 2025, 15€.

Delphine Arras, Je plonge des bleus, suivi de Rien n’est tant bleu que le feu, avec un avant-propos de Frédéric Mauvignier, Editions Quartett, collection « Prose libre », 2025, 18€.

Ecouter Fanny Quément lire un extrait

Extrait de Je plonge des bleus de Delphine Arras

j’ai cessé de vouloir que la panthère baise mes yeux
j’ai appris à démonter le corps d’une ville
j’ai accordé de la patience à ce qui ne savait pas fendre
le goudron

j’ai sifflé j’ai encouragé j’ai accroché ma chemise
pour dire où je me cachais

[…]

c’est dans le noir dans le silence serré une solitude
poussée que je soulève ce qui sinon reste scellé
avant j’aurai collé ma joue à la congélation des faits
aux baisers hasardeux à ce qui se donne dans un
brouhaha propice sauf à ce qui me jouit

Delphine Arras