Jonas Mekas, « Debout parmi les choses », lu par Florence Trocmé (III, 5, notes de lecture et anthologie permanente)


Debout devant les choses de Jonas Mekas, créateur exceptionnel, destin singulier, est une superbe découverte proposée par les éditions Nous.




Jonas Mekas était poète tout autant que cinéaste, de nationalité lituanienne et américaine, inventeur du journal filmé. Il est né le 24 décembre 1922 dans le village de Semeniškiai, près de Biržai (Lituanie) et mort le 23 janvier 2019 à Brooklyn, New York (États-Unis).
Debout parmi les choses rassemble les poèmes écrits en lituanien par Jonas Mekas et qui font l’objet de cette forte édition des éditions Nous, une sorte de grande épopée, qui pourrait faire penser un peu à Gustave Roud à certains égards, les saisons et les travaux des champs, dans une province éloignée de Lituanie, très pauvre, très archaïque.
Stéphane Bouquet, qui nous a quittés tout récemment, est l’auteur de la très belle préface de ce livre. Je crois que cela en dit beaucoup.

Bref portrait
De son enfance campagnarde en Lituanie, Jonas Mekas dira que ce fut un paradis, qui se transforma en enfer lors de l’arrivée des troupes soviétiques. De 1944 à 1945, après avoir quitté la Lituanie, il est interné avec son frère Adolfas Mekas dans un camp de travail à Elmshorn près de Hambourg en Allemagne nazie. Les deux frères s’évadent et se cachent dans une ferme près de la frontière danoise. Après la guerre, Jonas Mekas vit dans des camps de personnes déplacées à Wiesbaden et Cassel. Entre 1946 et 1948, il étudie la philosophie à l’université de Mayence. Le 29 octobre 1949, il arrive aux États-Unis où il a choisi de s’exiler. Et tout de suite, il achète sa fameuse Bolex, une caméra, avec laquelle il commence à tout filmer.
« Si Mekas achète une Bolex quelques semaines après son arrivée à Brooklyn, il est possible qu’il ait pressenti que le montage – seulement s’attacher et se séparer– soit mieux qu’une opération esthétique mais une opération existentielle : le foyer, le foyer enfin, qui se trouve au moment où il se perd, qui git justement dans la collure, laquelle manifeste la séparation (un plan ne suit pas l’autre) tout en l’annulant (un plan suit quand même l’autre). » (Préface de Stéphane Bouquet, p. 20)

Journal filmé et écriture
C’est aux États-Unis donc qu’il commença à tenir un journal filmé (Walden, Lost Lost Lost, Scenes from the life of Andy Warhol, etc.). Et qu’il accède à sa dimension d’écrivain majeur, aussi bien en poésie qu’en prose, avec des œuvres marquées par l’exil et la mémoire et qui occupent une place importante dans la littérature lituanienne et internationale. Son écriture témoigne de la douleur de la séparation, du déplacement et de la recherche d’un nouveau foyer, et sa première grande publication, Idylles de Semeniškiai, pose déjà les thèmes de la mémoire et de l’enfance.
Il a écrit principalement en lituanien et en anglais. Sa poésie, en particulier, a été composée en lituanien de 1948 à 2007, période durant laquelle il met en mots la mémoire de son exil et le monde rural de son enfance. Installé aux États-Unis, il s’est également exprimé en anglais, notamment dans ses journaux, essais et textes critiques qui ont contribué au rayonnement de l’avant-garde artistique new-yorkaise
On pouvait lire dans les Inrocks ce rapprochement entre l’œuvre écrite et l’œuvre filmée :
« Tant dans ses textes que dans ses films, Mekas s’attache à affirmer la beauté fragile de la vie, loin du cynisme ou du drame, célébrant la grâce transparente des petits instants et la solidarité humaine. Ses films sont souvent comparés à des albums ou des herbiers, et ses écrits évoquent les mêmes paysages personnels et affectifs, créant une œuvre globale qui mêle images, mots, chroniques autobiographiques et témoignages artistiques. »

Une lecture éblouie
J’ai fait une lecture éblouie du livre de Jonas Mekas. Il est vraiment Debout devant les choses et je m’interroge sur la puissance de son art. Les moyens semblent simples, les thèmes, très axés sur l’exil et la nostalgie, pas nouveaux. Mais il y a une puissance d’évocation sensible, qui n’est en rien fabriquée, qui donne beaucoup de force à ses poèmes, alors même qu’ils ne sont accessibles qu’en traduction (certainement excellentes, vu la cohorte des traducteurs, que je rappelle ici : traductions du lituanien par Stéphane Bouquet, Jean-Baptiste Cabaud, Miglė Dulskytė, Roxana Hashemi, Anne Portugal, Ainis Selena, Marielle Vitureau, avec la participation de Tadas Bugnevičius.
Stéphane Bouquet encore : « Installé désormais à Brooklyn, qu’il ne quittera plus guère, fondant une famille, tissant des liens avec une large communauté artistique, Mekas continue à écrire de la poésie en lituanien, même quand il saura suffisamment d’anglais pour savoir très bien l’écrire – à preuve son journal et bien d’autres textes. C’est que lituanien aussi était son foyer. Mais la poésie qu’il se met désormais à écrire change, par à-coups certes, mais radicalement. Il est difficile de dire ce qui a pu influencer cette inflexion majeure. Sûrement, d’une part, la poétique de l’instant ponctuel que Mekas peaufine dans ses expérimentations cinématographiques ; sûrement, d’autre part, l’état de la poésie américaine qu’il découvrait autour de lui. Né en 1922, Mekas est contemporain de la troisième grande vague moderniste de la poésie américaine. Ni les grands modernistes (Williams, Stevens, Pound, Moore, Eliot) ni les objectivistes mais une foultitude de groupes (la Beat Generation, la New York School, la San Francisco Renaissance), sans parler de quelques électrons libres. On sait que Mekas les rencontra et fréquenta certains d’entre eux puisqu’il les filma dans The First 40 en 1958, nous léguant une des rares images mouvantes de Frank O’Hara »

Florence Trocmé

Jonas Mekas, Debout parmi les choses – Poèmes 1948-2007, éd. complète et inédite des poèmes de Jonas Mekas, traduit du lituanien par Stéphane Bouquet, Jean-Baptiste Cabaud, Miglė Dulskytė, Roxana Hashemi, Anne Portugal, Ainis Selena, Marielle Vitureau, avec la participation de Tadas Bugnevičius, avant-propos de Michaël Batalla, préface de Stéphane Bouquet, Caen, Nous, coll. Now, 448 p., 2024, 30€. Co-édition avec le Cipm (Ce livre résulte d’un programme de traduction collective, supervisé par le Cipm.




Une large sélection d’extraits du livre, parfois commentés.
Il se compose de :
Idylles de Semeniškiai, 1948
Réminiscences, 1951
La parole des fleurs, 1961
Mots isolés, 1967
Seul je marche, 1971
Journaux, 1970-1982
Mots et lettres, 2007



Dans Idylles de Semeniškiai qui date de 1948 :


Première idylle
Ancestral, le ruissellement de la pluie

Ancestral, le ruissellement de la pluie sur les branches,
le tonnerre des grands tétras dans l’aurore rouge de l’été,
ancestral, notre patois d’ici

pour dire les champs blonds d’avoine et d’orge,
les bergers et leur feu solitaire dans le vent humide de l’automne,
la récolte des pommes de terre,
dire les chaleurs suffocantes de l’été,
l’éclat blanc de l’hiver, les traîneaux carillonnants sur des routes sans fin.
Et les chariots lourds de troncs coupés, la pierre des jachères,
les poêles en briques rouges et les champs calcaires ;
et, lors des veillées à la lueur des lampes, dans la grisaille des champs d’automne
dire les chariots des marchés du lendemain,
les chemins inondés et défoncés d’octobre,
la récolte mouillée des pommes de terre.

Ancestrale, notre vie ici : de longues générations
ont foulé les champs et laissé des traces,
chaque arpent recèle toujours la voix et le souffle des ancêtres.
(…) (p. 33)

J’entends ici maints échos avec notamment Gustave Roud et O.V. de L. Milosz.
Il y a là vingt-six Idylles, qui tournent autour des saisons, de la vie rurale, de la vie de la nature. Chacune commençant par Xième idylle, suivi d’un bref titre. Exemple : « Cinquième Idylle / La laîche jaune en fleurs et le temps des semailles. ». Ou encore « Septième Idylle / Pluie d’été ». Il faut souligner l’omniprésence de la pluie, au point qu’on voudrait faire une petite anthologie des pluies dans ce livre.

Il y a une grande attention aux sensations (et pourtant, il faut rappeler que ces poèmes sont écrits en 1948, donc longtemps après la fuite de Lituanie). Par exemple les sons dans un très beau poème, La Onzième Idylle, intitulé « La musique merveilleuse de la terre ».


Onzième idylle
La musique merveilleuse de la Terre

Avec le premier bourdonnement des mouches se cognant au carreau,
le bruissement doux des pieds autour du berceau,
s’éveillent en nous les sons, la merveilleuse musique
qui nous accompagnera jusqu’au silence de la tombe.

Le grondement matutinal des roues, le tintement des seaux
ou en hiver, ces carillons lointains et légers des traîneaux,
et le grincement des portes, l’aboiement des chiens
et les rouleaux, les lourds rouleaux à broyer le lin,
les sabots du cheval sur l’argile tassée…
Et puis le soir ; un chant au loin,
ou le vrombissement des insectes dans le feuillage des tilleuls,
le dernier sifflement de la faux dans le champ de trèfles.
Ah ! Et ce frôlement du vent, de la brume tiède,
le crépitement des gouttes de pluie sur le toit,
le bruissement des feuilles, le frisson peureux des trembles,
la pluie d’automne par-dessus les forêts de pin,
chaque envol d’hirondelle,
et même les racines de l’arbre creusant toujours plus profond la terre
laissent derrière eux, toujours, un murmure neuf.
Et le bruit sourd des troncs, le craquement des forêts,
et les batteuses ronronnantes, le frottement de la paille dans la grange,
le claquement des moissonneuses dans les champs de seigle,
encore un nouveau son, encore un.
Et quand dans les cimetières, quand sous les pins verts,
même ici, aussi, dans le dernier silence,
quand s’éteindra le tintement des dernières clochettes,
les portes verrouillées, impitoyablement refermées…
Ah, non, ce n’est pas non plus le silence :
c’est un écho familier,
un lacis infini de sons qui te chantent à l’oreille,
elle sonne, résonne la musique merveilleuse de la Terre,
à travers les racines de l’arbre, les bras du terreau noir,
dans les cordes du soleil
(p.51)


Le livre suivant, Réminiscences, 1951, évoque la traversée de l’Allemagne, après la fuite de Lituanie et le départ pour l’Amérique.

 « Cet automne-là – plein septembre déjà,
et le temps des premières pluies, – nous quittâmes Wiesbaden
/
A Cassel, la boue nous accueillit
et les baraques de bois blanchi, et l’automne.
(…)
écoutant pour la dernière fois
les bruits du camp, regardant les baraques,
ce nuage de poussière qui flottait sur la route – dernier voile
qui restait, recouvrait les années,
les amis et le passé, nos souvenirs
regardant par-dessous la bâche,
yeux muets fixés sur la route. (97-99)
→ On sent constamment le cinéaste derrière l’écrivain, celui qui regarde de tout son corps, qui écoute, qui cadre aussi tel ou tel fait, tel ou tel phénomène. Cette interpénétration des deux modes d’expression artistiques de Mekas est très bouleversante, en ce qu’elle dit aussi la tragédie d’une vie, hachée en menus morceaux. Et les tentatives de Mekas de donner non pas une cohérence, qui serait factice, mais une existence, dans tout son disparate, à ce qui est vécu, a été vécu. C’est magnifique.

(…)
causant à mi-voix de choses et d’autres
nous souvenant et encore oubliant,
et laissant la nuit noyer,
nous étreindre d’inconnu
(107)

« N’étions-nous
rien qu’une résonnance ? »
dira un poème d’un autre livre, un peu plus loin. (120)


Mots isolés (1967)
Et puis voici une toute autre manière, Mots isolés, beaucoup plus tard, 1967, un seul mot par ligne. Mais encore au fond, la découpe et le montage !

Et
la
pluie
repleut
(149)

Quelque chose qui évoque le haïku pour le côté instantané de l’image, sa solitude aussi. Sous-jacentes les évocations :

Et,
à
mi-chemin
de
ma
vie,

j’entre
au
sombre
bois
(p. 155)
Comment ne pas songer à l’incipit de l’Enfer de Dante ? nel mezzo del cammin di nostra vita
mi ritrovai per une selva oscura


Mekas qui explore, aussi bien en filmant qu’en écrivant :

J’espère
de
nouvelles
formes,
capable
capables
d’ouvrir
l’entière
mémoire
de
ma
vie.
(p.160)
où l’on voit à l’œuvre, déjà évoquée, la présence des répétitions, presque litaniques, des ritournelles peut-être, dans les poèmes de Mekas. Elles sont omniprésentes, à la fois reprises de l’antérieur et accélération motorique vers la suite du poème.

s’efforce
s’efforce
vers
dehors
(p.161)

et à propos des choses, celles du titre du livre peut-être

lesquelles
d’un
œil froid
percent
percent
restent
restent
impénétrables,
muettes
//
conspiration
de l’être. »
(p. 164)

La tristesse, tout au long des poèmes, ici dans la suite Seul je marche

Pensées
Le jour le soir la nuit

Les champs la mère
soleil septembre

Roues trempées
l’hiver le verger

Le ciel les oiseaux les fenêtres

Les enfants ont vu un renard.
Papa, un renard, papa, un renard.

Les hommes sont arrivés
et ils ont tué le renard.

Renard, renard, renard !

Cœur empli de tristesse.
(p. 248)

C’est fou comme cette poésie réveille de multiples résonances dans le for intérieur, alors même que les expériences de vie n’ont rien à voir. Mais ces textes semblent souvent entés sur tout un fond légendaire, sur un fond musical de ritournelles et de comptines, de chansons folkloriques.

Seuls
les enfants
font la ronde,

la tête levée
ils tournent
en rond.

L’image encore
disparaît
dans les lèvres
de la mémoire.
(p. 252)

Il y aurait un magnifique travail de comparaison à faire sur le statut de l’image filmée et de l’image écrite chez Jonas Mekas !

Et même si
Au bout
du bout

tout n’est
lettres

sur
papier
blanc,

comme
d’un rêve.
(p. 392)

on n’en finit pas de revenir à ces poèmes.


Dos du livre
Debout parmi les choses rend compte d’un parcours d’écriture sur près de soixante ans, au sein duquel Jonas Mekas renouvelle son approche et ses formes, où les longs poèmes narratifs à la tonalité nostalgique de la première période font place peu à peu à des poèmes plus brefs relevant de la saisie d’instants. Le premier livre d’envergure de Jonas Mekas, les Idylles de Semeniškiai (1948) est devenu un classique en Lituanie. Ces poèmes fixent dans une forme en équilibre entre tradition et modernité les caractéristiques du monde que Jonas Mekas connaît bien et que la guerre est en train de faire disparaître. Par la suite, le foisonnement artistique et poétique du New York des années 1950 et 1960 va entraîner Jonas Mekas vers une écriture plus expérimentale. Tout comme son cinéma, sa poésie se fait plus immédiate, minimaliste, les grandes formes narratives sont abandonnées au profit d’une approche beaucoup plus ponctuelle, visuelle et sonore, dont le mot devient la mesure en lieu et place de la phrase. Avec ce livre, il est désormais possible de percevoir le trajet et l’ampleur de la poésie de Jonas Mekas, composante à part entière d’une œuvre dont le versant cinématographique a longtemps masqué la portée.