L’eau des fleurs de Jean-Michel Reynard, un livre déjà ancien mais inoubliable, relu, commenté ici avec profondeur par Alexis Audren.
I) L’émotion du lecteur
Je m’interrogerai sur l’émotion originelle qui a présidé à la lecture de ce long texte qu’est l’Eau des Fleurs – dernier livre et chef d’œuvre, réputé difficile, d’un poète encore trop peu lu, Jean Michel Reynard – émotion qui serait en elle-même déjà l’origine du geste critique et sa perpétuation. J’essaierai également de confirmer la pertinence d’un tel choix de lecture partagée pour penser notre temps contemporain en partant de la poétique particulière de ce livre divisée en trois moments : sera d’abord examinée la nature dégenrée du poème et du texte, soutenant pour notre plus grand plaisir l’indécidabilité du sens ; ensuite, une attention particulière sera prêtée à sa langue-matière, expérientielle, métamorphique, proliférante et disséminante au contact de paysages intérieurs comme extérieurs ; enfin nous verrons que ce mouvement propre à ce que j’appellerais le poème-paysage, musical et rythmique, plie et déplie, déploie le sujet lyrique dans la diffraction du je et du nous, – ce que Reynard appelle la matière de personne et ce que j’appellerais un singulier-pluriel – et réinvente par une écriture devenue écriture-monde la relation humaine à la présence, à la mort et à l’amour.
L’eau des fleurs, cette œuvre plutôt oubliée, lue par une poignée de personnes, très peu analysée ni critiquée… En quoi cette écriture, ce rapport au monde, qui me sont très familiers, pourraient intéresser un public du XXIème siècle, et la lire faire sens pour notre contemporain, confronté à des enjeux immenses et problématiques: la catastrophe écologique, la guerre généralisée, l’emprise du virtuel sur nos vies, la déshumanisation progressive…
Pour quelle raison je vous proposerais d’entrer dans une œuvre difficile d’accès, qui semble frayer avec l’illisibilité, rester opaque, impénétrable, exiger toujours plus du lecteur. En quoi est-ce nécessaire ? Pourquoi cette œuvre-là et pas une autre? Alors c’est par là toute une conception de la poésie, du rapport à l’émotion, à la sensation, que je souhaite expliquer et défendre ici …
Je propose un extrait découpé artificiellement – car tout le poème parle et tout le temps, et en même temps, de tout, comment faire pour organiser quel propos que ce soit, comme Reynard, avant la mort :
« à l’article de la mort
où (je lisais. je n’avais pas entendu, je n’avais pas vu. je n’avais pas vu. je ne veux pas vouloir sentir aller. l’appel ensuite, seulement – (…)
le courant de la phrase cadette calottante. « oui… » la gifle lente d’une page entrebâillée à l’intérieur du courant de l’air du mot qui la hue
(en lisant pour (de) surprendre, en calligraphiant pour (de) comparaitre. les mots nets, les mots chimiques, les mots chose : une salve patiente de la poussière neutre, versatile. (…) personne, nuls gens dont, à un instant chaque, le dire – la voix, la page, l’air qu’ils foulent, en tant que le là qu’ils poussent de lui, n’administre, comme à ses (des) lèvres propres terreuses, immobiles, la bouchée du verbe de la terre qui s’y refond. » (page 32)
Ainsi, nous sommes suspendus à la mort en toute lecture comme Jean Michel Reynard, et l’émotion de la lecture vient de notre condition de mortels même. Un aveuglement premier, une surdité première, face au mystère de la langue qui se déploie devant nous qui ne savons pas où nous allons.
D’ailleurs « je ne veux pas vouloir sentir aller » dit le poème, c’est à dire que dans la lecture rien ne se prémédite, rien ne se pense avant l’expérience même de la lecture, qui est un présent perpétué, comme la vie. Cela va, cela vient, comme toute matière qui s’anime. Puis, nous sommes appelés, nous sommes appelés par les mots. Davantage. Par le courant de la phrase, dans son mouvement. Ainsi s’énonce un oui. Un oui d’assentiment à ce qui s’est passé, à ce dialogue des corps des lettres et des yeux, rassemblé dans la main du livre. Parlons justement maintenant du livre… quel livre ?
II) un livre dégenré : ce texte à la texture du poème.
Sitôt ouvert ce livre, on est confronté à l’indéfinition, à l’indéfinissable. Cet objet ne ressemble à aucun autre. Mais essayons tout de même. Ce livre est intitulé L’eau des fleurs, et sous-titré ‘Une romance’. Pourquoi ? Ce serait alors un roman d’amour… entre deux personnes. Serait-ce entre le narrateur et sa mère ? La fin d’une romance est en général heureuse, ce qui est loin d’être la tonalité générale de l’Eau des fleurs.
D’autres pistes. Jane Eyre de Charlotte Brontë, considéré comme l’un des chefs d’œuvre du genre de la romance publié en 1847, combine des éléments de roman gothique et de drame élisabéthain.
Ce livre démontre ainsi que la forme de la romance est flexible. Comme dans L’eau des fleurs, poème dégenré, sans forme, catégorie prédéfinie. Mystique, religion, physique se mêlent. Les deux dernières pages sont des poèmes. Le genre roman est désamorcé par l’ajout d’une voyelle ouverte, féminine. Il y a des éléments narratifs, mais se résorbant dans l’idée d’un poème. Ou une fiction de la langue. La romance peut être aussi l’autre nom d’une mélancolie peut être, l’amour pour une mère mais morte, ou encore une ironie post-romantique…7 lettres aussi, cette romance, contre les 5 du roman, comme un heptasyllabe, qui contrairement à l’octo ou au decasyllabe, fait chuinter la langue, vient donner un rythme cahotant, chansonnier…
On peut également considérer tout simplement ce texte comme un journal. Une des dernières parties du livre s’appelle d’ailleurs Journal d’un embaumeur. Un journal incohérent mais jalonné de dates, de repères chronologiques, saisonniers, et d’une respiration, épouse le cours d’une vie, tente de rassembler toutes les données de l’expérience d’une vie et de les affronter comme une masse de possibles ou d’impossibles, s’interdisant de les éclairer, de les simplifier, de les ordonner.
Journal aura eu de nombreux sens dans l’histoire, tous liés à la durée d’un jour : il désignait le travail à faire des paysans, parfois consigné en un livre journal, mais surtout une mesure de surface correspondant à ce qu’un homme pouvait labourer entre le lever et le coucher du soleil. La métaphore du travail agraire convient bien à ce texte, dans lequel la boue, le sillon, la charrue constituent de belles métaphores du mouvement et de la matière à l’œuvre dans ce texte.
Bien sûr, on peut penser que L’eau des fleurs serait davantage un long poème en prose plutôt qu’un roman à proprement parler… mais pourquoi pas même préférer au qualificatif de « poème en prose » celui de « texte », qui me semble significatif au plus haut point quant au rapport que l’écriture de Reynard entretient avec l’image et avec sa propre matière. Matière de langue.
Si l’on regarde l’origine du mot, il vient de tex (composer, tramer, tisser) et a donné textus, et par dérive étymologique « texture ». L’intérêt du motif du tissage réside dans le fait qu’il se trouve au croisement de l’image ou du tableau et de l’art poétique de l’ekphrasis, description si détaillée et évocatrice qu’elle rend le tableau vivant, que l’on retrouve dans L’eau des fleurs. La métaphore du tissage considèrerait la poétique même comme une trame de mots, et le rythme de la phrase, de la phrasis, l’ex-phrasis, comme points de bâti (faufilage) et retouches. Haute couture. Texture dans la tournure de phrase, les fils d’un texte attendant des mains pour les entrecroiser. La texture a aussi un sens géologique, texture minérale d’une roche, ou encore, un sens anatomique, de la texture de la peau, ces deux dimensions étant omniprésentes dans ce texte, comme nous le verrons tout à l’heure.
III) La matière-langue, la phrase-strate, le livre-cube : un poème-paysage organique et métamorphique
« (…) la phrase invétérée ici, solitaire, massive, traversière, en croissant de elle-même à chacune de les révolutions internes de sa géologie articulatoire selon des creusements, des dépôts, des liaisons qui se équerrent sans-cesse, la pâte ordonnatrice de la bourbe porchère intégrale du total du langage ouvert et rabattu, adipeux, mais levé, pavé sur son fumier qu’il piétine, quelle levure de le livre de une salive tombale semblable fraichement à la fin. voici notre (mais le « vôtre ») revers à ma morbidité je présume seul. et que le réduit quadrilatérin, le carré abstrus comme clair, chétif, méticuleux qui se parallépipédise une page dessus l’autre ne se inhume pas, de se habiter que depuis les aires aigue-marinesques mitées de ses confins, si aussi bien à le ébranlement bénéfique du moyeu du cœur, du trou du puits itinérant de la immobilité de vivre, là où tous les effluves des saisons pullulent (…) » (page 163).
J’aimerais défendre par cet extrait un Jean Michel Reynard transitif, absolument transitif, dans la langue qui est un monde, et qui est le monde à la fois. Reynard poète non de l’illisibilité, comme on aurait coutume à le voir tout de suite, et comme toute une tradition de l’avant-garde aurait tendance à le désigner (d’ailleurs, illisible signifierait qui est impossible à lire, insupportable, donc qui est une non-expérience) mais de l’invisibilité, de ce qui dans la perception vient s’expérimenter, concrètement, et se diluer, se grossir, se dissoudre, se saturer tout autant, et de ce qui dans la phrase mime les mouvements mystérieux, cachés du je lyrique. Et s’obscurcir mais dans la clarté de l’expérience et non la confusion. Poète non du métadiscours, du palimpseste érudit, de la langue philosophique par effets de concepts, mais celui du texte-matière, matière-langue, dans l’expérience concrète, l’inframince. Dans la fleur présente de tout bouquet. Comme Reynard le dit par le détour de Jean Genet placé en exergue d’un pré-texte, Todnauberg, Truinas : les fleurs, hommage à Celan, aux fleurs de Celan, Arnica, Luminet, Orchis, de ses poèmes, en passant par Heidegger et Du Bouchet, « les fleurs parlaient ».
Cet extrait mime un langage paradoxal comme la matière, ouvert et rabattu à la fois, manque et plein, et total, exhaustif. Le langage à la mesure de l’infini du monde. Matière-langue adipeuse – avec ce sens péjoratif de trop de matière, de graisse – mais levée, comme une pâte, une farine qui arrive à acquérir une consistance et une présence, et à s’imposer dans l’espace ; par l’ensemble du livre qui comme la levure serait un micro-organisme servant à faire lever la matière du monde, fermenter naturellement les aliments du monde.
La phrase envisagée ici comme géologie invite aussi à envisager l’espace du texte comme un espace naturel, comme le dehors, dont l’agencement des roches, des structures, mots, lettres phrases, rythmes, images, composent le sujet lyrique et permet d’en reconstituer l’histoire et les processus en jeu, la façon dont il est affecté.
La phrase traverse les états, les expériences et les subsume, les emporte dans un flux accompagnant et ordonnant même l’incohérence, cette bourbe, le fond des eaux croupissant, l’eau des fleurs, la matière même de notre intériorité organique et psychique.
Cette bourbe, qui est un fumier, qui, de la mort organique, crée une nouvelle matière, indéfiniment, cycle de croissance et de pourrissement des fleurs. C’est une phrase-strate, qui creuse, dépose, alluvionne, fait se communiquer des couches du temps et de l’espace, présent-passé-futur, monstre de puissance de déferlement et d’emportement.
Car il y a dans ce livre de Reynard, et dans l’expérience même du dehors de l’auteur, un poudroiement physique, cellulaire, atomique, créant une poétique de la matière paysage.
Par le pullulement, les descriptions par accumulations : « la hauteur plane-bleue-vert, le milieu des pourtours à même quoi me enrouler tout à l’heure et qui recèle plus des gouttes au delà, plus des miasmes mortuaires ou fantasques,… etc plus de des mots que je ne ingéniasse jamais, malgré que je dois » (page 45), le livre déplace le corps, toujours en mouvement, nomadise, itinère, pour mieux créer « un ébranlement du cœur du trou du puits itinérant de la immobilité de vivre » (p 86). Poème-paysage c’est : Reynard voit et sent ce que le langage fait au paysage et au monde dans la profération. Elle transforme la relation au monde de celui qui découvre les pouvoirs du langage, transforme la sensation dans et par l’écriture. L’écriture crée la sensation, crée le paysage. L’écriture du monde est en relation totale alors avec le sujet qui écrit.
Le je, profondément lyrique chez Reynard, devient alors l’espace de la métamorphose permanente : Reynard pousse à bout un devenir-fleur, guêpe, mouche… S’enrouler dans la nature dit-il. Et autour des autres. Là est la révolution de l’expérience du langage : devenir autre, tout autre, éprouver la capacité du je à se désidentifier. Et par là même l’amour peut se réinventer.
IV) Pour un lyrisme singulier-pluriel : une écriture-monde, une danse des pronoms reconfigurant notre relation à la présence, la mort et à l’amour
Tout cette poétique lyrique permet de tenir à l’intérieur d’un soi-même, élargi, dans des instants, hors de toute petite chronologie, reprendre sa relation à l’intemporel, à l’éternel, contre le règne de l’actualité, de l’instantané, les data, les informations, les tâches toujours plus nombreuses, l’envahissement de notre quotidien par l’écran, les e-mails, les réseaux sociaux. Face à la menace de dépossession, de délégation de notre propre intelligence par l’intelligence artificielle, Reynard donne avec cette expérience de lecture la possibilité de se réapproprier sa singularité, avec tout le monde, les êtres emportés avec soi. Ainsi, écriture-monde …
Le monde moderne, désenchanté, a privé la poésie de sa fonction et de la place qu’elle occupait. Par sa froideur et son indifférence, le monde contemporain semble même condamner tout lyrisme à l’anachronisme et à l’obsolescence. Pourtant, parce qu’il regarde obstinément du côté de l’absolu pour tenter d’y accéder, parce qu’il est essentiellement une exclamation protestataire et une puissance de recueillement intérieur face aux déchaînements précipités du temps et de l’histoire, le lyrisme joue un rôle central, que l’auteur de l’Eau des fleurs tente de restituer.
La souffrance de Reynard vient de la conscience aigüe, d’une extrême lucidité, de la saturation des sens, des perceptions, pour celui qui veut tenter de dire quelque chose du monde, confronté à la prolifération des signes, des objets, des images, ce que nous vivons en ce moment même.
De façon exemplaire dans les deux dernières pages du livre, le récit morcelé conduit à la fragmentation du discours et des voix qui prennent en charge la parole. Le brouillage énonciatif fait écho au trouble identitaire et renouvelle le statut du lecteur chargé de reconstituer le sujet à partir d’indices disséminés. Le poème ne parle plus vraiment à la première personne, identifiée, nette, personnelle. Reynard construit un lyrisme singulier-pluriel. Ce n’est plus le » je » qui importe mais plutôt le « soi », la conscience impersonnelle, le Grand Principe de l’Ordre Universel, indéfinissable et accessible seulement à l’intuition, au sens spirituel des taoïstes dont Reynard était grand lecteur, le réfléchi renvoyant à la fois à l’individualité totalement singulière mais aussi à la pluralité et à la réflexivité, le nous comme tous les pronoms personnels. Cette poétique se prolonge par des procédés de neutralisation et d’indéfini.
La « place de la langue (une langue, une pierre) » fait passer de l’article défini « le » à l’article l’indéfini « un ». Dans un autre passage un peu plus loin : « (comme par l’exemple, de cela que il-est défunt même au moment que je notasse (que je le note à le terme) le vœu déjà encore) », le pronom Il renvoie au père, au père du sujet, dont il fait mention peu de temps avant. Tombeau pour le père, tombeau pour la mère, déclaration d’amour que ce livre. L’article peut renvoyer aussi à lui-même, écrivain, un je devenu impersonnel, après être mort. Il y a un je vivant, et un je mort. Comme l’Expérience du chat de Schrödinger, en physique quantique. Il y a dans une boîte un chat vivant et un chat mort en même temps, selon la loi d’ubiquité des particules. Mort et vivant à la fois, la langue, le livre, comme la vie, est un monde quantique…
En lisant ces lignes, c’est aussi celui qui a écrit qui est désormais mort. Et pourtant il est vivant par la voix. Expérience de l’outre-mort, de l’outre-tombe que permet le livre, le poème, les morts nous parlent encore et survivent…Mais autre je, « il » désormais. Passé de l’autre côté. Il serait comme un lui, l’autre, un autre que soi, tout le monde potentiellement, indéfinissable, mort maintenant. Le lecteur aussi alors ? Oui. Nous sommes embarqués dans le travail d’érection tombale, un travail d’amour. Il en est de même peu après pour le mot cœur : « Même le mot du cœur (le mot de le « cœur » aussi) ». Le cœur dans la vie, et le cœur avec guillemets dans la langue. Deux réalités rassemblées, dans un redoublement du dire lyrique. Un peu plus loin, « Vouloir attraper, caresser quoi, quelque chose du cosmos » nous dit Reynard : passage à l’infinitif, travail du neutre, pour créer un sentiment de dépersonnalisation, et intégrer tout le monde dans ce désir, cet érotisme, cet amour du monde.
Et dans les guillemets du « quelque » : « la caresse de le « quelque », de la langue » se pense le redoublement par la langue, le « quelque » comme mot devenue matière.
C’est un travail du neutre aussi, le « quelque » pouvant désigner toute personne ou toute chose.
Puis le redoublement du « je » par les guillemets dans le passage « Le anutile que « je » suis » creuse une différence entre le je réel et le je de la langue, le « je » mort et le « je » vivant ; je lyrique indécidable.
Pour finir je citerai ces presque derniers mots « les mots, qui ne (le) meurent pas, en consistant impuissants, comme « nous » le consistons de mourir ». Ici c’est peut-être par le passage du le, qui est peut-être un je mais déjà élargi et incertain, au nous, que le deuxième « le », référant toujours peut être alors à un « je » dans toute personne, devient capable de mourir. En aimant toujours plus l’autre, en soi et en l’autre. Un je plus large, singulier et pluriel à la fois signifié par les presque derniers mots, des néologismes latins qui n’existent pas entre le « Egoesti, illesum » moi et eux. Ensemble, diffractés dans une danse des pronoms se dépersonnalisant à la mesure de l’impermanence du monde et de la conscience.
Alexis Audren
Jean-Michel Reynard, L’eau des fleurs, editions Lignes, 2005, 336 p., 24,50€