Joe Bousquet, « L’opium des songes », lu par Marc Wetzel, [Les notes de lecture]


Marc Wetzel rend ici compte d’une correspondance échangée par Joe Bousquet, entre 1938 et 1945, avec la jeune Ginette Lauer.


Une fois encore (mi-juillet 1938, Bousquet a 41 ans) une jeune femme (24 ans), la carcassonnaise Ginette Lauer, – elle-même poète débutante, fervente catholique, dont il connaît et estime le mari – le contacte, le visite, lui écrit. Paul Giro – le remarquable maître d’œuvre de cette publication (des lettres à elle du poète) – rappelle franchement l’ordinaire stratégie d’accueil de Bousquet en le citant dans son introduction : « L’idée de l’amour, je la trouve régulièrement sous la forme d’une très jeune fille à rendre intellectuellement tributaire de mon esprit et qui gravirait le plus haut degré de l’initiation intellectuelle en me donnant son corps ». Mais le chaperon blessé n’aura guère, cette fois, malgré d’astucieuses louanges (« vous savez créer l’urgence de la vérité »…, p.32) de très fins encouragements, ambigus conseils, exemplaires maximes, méthodiques aveux, prodigieuses contorsions (« il est admis que l’on blesse une femme en ne lui parlant que de son esprit » …, p.31), que son âme. Il y sera pourtant superbement éloquent, et assez vite beau joueur, malgré l’euphémisme un peu complaisant de ses constats d’étape, comme : « Du fond du cœur, sur le salut de mon âme, je vous jure que je suis reconnaissant à Dieu de m’avoir révélé un amour qui ne reconnaisse pas les droits de la vie ». Elle n’était donc pas hémiplégique de la fidélité maritale, tout arrive. Et lui, l’admirant au fond de ne pas l’aimer, et ne se cachant pour autant pas aimer être admiré (comme le narcissisme d’un grabataire s’y rabat volontiers), va, une fois encore, lutter victorieusement contre l’oubli (« Ce que nous vouons à l’oubli, nous nous le dérobons. Il faut ne rien taire pour avoir sa taille », comme il l’écrit au chanoine Sarraute) en … produisant ici une prose inoubliable. Car elle l’est, comme un long et simple (un peu gnostique !) passage le montrera :

« Chassez toute idée de ce qui devrait être. Si vous devez juger l’amour dans son rapport avec un monde que vous voulez parfait, il vaut mieux que je me taise. D’ailleurs, en acceptant le dogme religieux, vous absorbez un ordre social qui n’a rien de divin. Dire non à l’amour parce qu’il contredit aux préceptes du catholicisme, c’est se conformer héroïquement aux injonctions d’une société et romaine mais non destituer une vérité magique. Car l’amour est magique : l’amour vrai. Mortel aux institutions, justement prohibé, interdit aux époux qui l’ont attelé à la même charrue qu’eux, défendu, oui, oui, mais niable ? Allons donc ! Niez la lumière, la transparence des eaux (…). Voyez, vous n’avez que la ressource de rigoler gentiment, de dire avec votre confesseur que ce sont des phrases et que des hommes comme moi n’ont jamais vu la nuit s’entr’ouvrir… Cela m’est égal : je vous répète que l’amour est la lumière d’un monde dont nous sommes la mort, que nous le voyons creuser l’abjecte réalité en dévêtant notre âme sur un corps de femme qui nous est la vision de notre lumière originelle dans un éclair pur comme un sanglot, dans un mot qui est l’amour du langage, dans une prière qui dit : Si c’est elle, ce n’est plus moi. Instants où, de toute notre chair, nous gageons la réalité dont le monde n’est que l’ombre. Rencontres où l’univers s’illumine et où la vie se suspend sur son néant, s’offre et l’on croit bêtement que c’est pour être vécue, non pour être brûlée !… Car ici réside tout le mystère. Nous ne ferons jamais accepter à la vie l’aurore qu’elle a chassée de son sein … » (p.123-124) 

Tout a été écrit sur les conséquences « littéraires » (et spirituelles ?) de la paralysie de Bousquet, parce que tout a été formulé des questions que cela lui a posé. Des questions, bien sûr, de développement, d’ouverture, de confiance, d’objectivité, comme celles-ci : comment se mettre au monde, si l’on ne peut pas (en tout cas directement ou sans intermédiaire) s’y déplacer ? Comment négocier et toréer les contraintes vitales quand le corps est pour lui-même la première d’entre elles ? Comment arriver et parvenir à soi quand on ne peut aller (en tout cas marcher) vers personne ? Et peut-être surtout : comment surplomber authentiquement son enfance sans pouvoir « avoir sa taille » et se redresser ?

On connaît la réponse logique (et pourtant géniale) de Bousquet : ce que son corps acquis ne peut lui garantir, sa vie reconstruite dans le langage le lui fournira. (« Un homme, qu’est-ce qu’un homme ? Il n’est rien, il n’est que l’ombre de son cœur ! Tout ce qui le limite à lui-même l’approche de la nuit » (p.30). Le « moi » né d’un corps détruit est un foyer illusoire de présence et n’assure que notre « inexistence » : la seule identité qui tienne est ce que la vie nous fait formuler d’elle, et ce que cette formulation nous assure de devenir en retour. Il l’exprime ainsi : « Je crois de plus en plus que le grand secret de notre vie est dans notre inexistence. Nous ne sommes pas, nous devenons. Ayons le courage de savoir que nos croyances mêmes ne sont que réalité d’emprunt. Des dogmes inattaquables (grandeur de la religion, de l’art) nous voilent notre insuffisance. Nous sommes dans l’illusion de quelqu’un qui croit nous connaître. Il nous faut répondre de ce crédit qui nous est alloué : l’effort est énorme » (p.111). L’effort, précise-t-il un peu plus tard, « de se vouer à la vie, de faire de sa vie son hypnose », car « à chaque instant, il intervient un fait pour me rappeler que je suis égaré, que, dans ma vie, je suis moi, non elle » (p.137). S’égarer à rester soi dans la vie, et se réorienter en laissant, sous la seule surveillance du langage, notre vie nous être : tout est dit. (« La vie est magnifique à la condition que nous ne prenions pas sa place », p.29) Et la laisser nous être jusqu’à la mort, car d’une part elle ne nous devait rien, d’autre part c’est elle-même, la vie (et non du tout le moi volontaire et pensant), qui, dans sa mort, se fait connaître en supprimant, pour nous, sa propre illusion. La vie qui finit « nous donne cela : de connaître son essence dans les instants où elle dissipe ces apparences » (p.136).     

Ce qui frappe, dans cette correspondance, c’est l’absence totale (et assumée) de tout objet et de tout vivant naturel. On y trouve tous les élans, motifs, invites, sentiments et manœuvres intérieures qu’on voudra (extraordinaire entreprise psycho-rhétorique !), mais les choses n’y existent tout simplement pas. Même les tableaux, les volets et les tentures qui cernent le poète sont ici ignorés. Ce n’est pas seulement que les choses sont hors d’atteinte, et qu’il se passera d’elles qui se passent si bien de lui, c’est qu’elles n’ont pas besoin de ses mots (mots, d’ailleurs, qui ne les atteindraient pas sans se mentir). Ce qui, par contre, a besoin des mots pour subsister objectivement, ce sont les événements. Comme chez les stoïciens, ou Deleuze, « l’événement peut être dit, sa nature est celle des mots » (commentait Alquié), et voici pourquoi Bousquet, ajoute-t-il, « se préfère le langage, et, avec lui, le tissu objectif de sa vie ». Un événement n’a, en effet, forme et appui que dans les mots, sa visibilité ne dure qu’en eux : son « mauvais invisible » (comme Hegel parle du « mauvais infini ») se répare de leur exclusif exorcisme. Et, par exemple, l’impuissance est ici cette mauvaise invisibilité du désir, alors que la correspondance poético-amoureuse dressera (brandira) seule l’événement désirant qu’elle formule.

C’est pourquoi les innombrables « aveux » (et confidences) qui parsèment ses lettres ont cette raison d’être : si la parole emportait avec elle les secrets de la vie, alors nous n’aurions mérité que l’irréalité de la vie ou dans nos vies, en n’étant capables de n’en rencontrer (de n’en « réveiller » dit-il) la réalité qu’au moment de la perdre. « C’est là le ferment dramatique – et déchirant – de ce chagrin que je combats en éliminant de ma vie ce qui n’est pas à portée de ma voix » (p.142). Au contraire, la vérité dite complète aussitôt la vie (« La vérité n’est pas un fait, mais une lumière. Il faut l’aimer pour ce qu’elle va nous révéler de plus vrai qu’elle, et qui disparaîtra à son tour parce qu’il sera l’ombre de ce qui fait les aveux » p.69). D’ailleurs, sa vie est déjà trop tronquée pour qu’il en supporte les légendaires rumeurs :

« Je n’ouvre pas tout mon courrier, c’est vrai. Pour les mêmes raisons qui me dissuadent de distribuer les services de presse de mon dernier livre. Par le dégoût que j’ai de la figure conventionnelle où l’on m’enferme. Je voudrais éliminer de ma vie tout ce qui ne s’y est pas développé avec moi et n’a pas ses racines mêlées aux miennes. Ne vivant qu’à moitié et cherchant à me refaire une réalité, comment accepterais-je tout ce qui s’ajoute de mythique à mon personnage déjà fictif ? » (p.142)

C’est donc le prince de la confidence sélective, mais véridique. Sa dernière lettre (fin juillet 1945) l’explicite enfin : « Ma chère Ginette, pourquoi tailler des flèches dans mes confidences ? Y avait-il en elles à prendre et à laisser ? Non, une confidence est toujours un chiffre écrit sur un sentiment. Il ne faut pas éliminer le sentiment et effacer les zéros » (p.141).

Un exemple : le père de Ginette Lauer (que Bousquet connaissait bien), atteint de sclérose en plaques – dont il mourra bientôt – ne sait plus, lui dit-elle, comment accepter d’en souffrir. Réponse, admirable de pertinence et de rouerie, du poète, par son jeu exemplaire avec son à peu près comparable infirmité : « Mais sachez ceci : et dites-le à votre père si cela peut l’aider. J’ai fait l’oubli sur mon mal. J’ai fraudé mon sort : ce n’est pas du courage, mais de l’étourderie. J’ai respiré l’opium des paroles, des songes. Ce doit être une très grave faute. Et quelques êtres qui m’ont compris ont semblé en porter le poids. Il y a des façons très subtiles de se révolter. Et peut-être avec ma sérénité de contrebande, suis-je quelqu’un d’assez méprisable. Ne bondissez pas ! Tous les jugements des hommes sont absurdes, sauf peut-être le mien quand je me condamne » (p.30)

Là, c’est au moment même où il se sentait mourir qu’il refuse tout accommodement. Que l’homme de Dieu aille alors au diable s’il ne comprend pas qu’une âme doit tout attendre d’elle seule quand elle n’a plus qu’elle (puisque « notre âme ne vit que de connaître des âmes » p.89, c’est donc elle-même qu’elle veut, sans intermédiaire ni diversion, saisir en baissant son rideau). Elle compte alors bien, dit-il étonnamment, appeler son propre « taxi » !

« Cet été, le jour où j’ai été le plus malade, le curé de Villalier est venu dans le désir de m’emballer (ne prenez pas ce mot en mauvaise part). J’étais très malade, hoquets, spasmes, recroquevillé dans les ténèbres, il s’est penché sur moi, m’a fait un pissou-pissou dans l’oreille, enfin je ne sais quoi que je n’ai pas compris, tandis que, de mon bras agité au-dessus de ma tête, je faisais de violents gestes de refus, comme pour choisir un taxi. Mais cela ne signifiait qu’une chose, que je voulais la paix et qu’il ne fallait pas me déranger. Si j’avais été moins malade, peut-être me serais-je confessé, ne fût-ce que pour faire plaisir à tous les cagots de la famille, qui sont de très bonne foi » (p.88)

Là, encore, quelques jours terribles : son père (et médecin – qui, habitant au même étage, veillait sur lui) meurt, et la capitulation de juin 40, apprend-il, est actée. Sa réaction, qu’il confie, est à la fois subtilement égoïste et d’une lucide et ambitieuse noblesse :

« Si douloureuses que soient les nouvelles reçues, je n’ai plus trouvé le moyen d’en souffrir, il n’y avait plus en moi d’illusion, aucun espoir du haut duquel tomber. Depuis la mort de mon père, je vis un véritable cauchemar. Je comprends pourquoi ce pays a été voué à la souffrance. Tout y a été dénaturé, et les plus hautes vertus lui ont été mortelles. Ce sont les meilleurs d’entre nous qui ont été le plus funestes. La sagesse, la prévoyance, l’épargne, l’horreur du neuf ont lentement préparé dans le concret des intérêts particuliers la ruine de l’intérêt général. Hélas ! je peux en porter témoignage : j’étais ce qu’on appelle un grand mutilé, un de ceux qui avaient beaucoup donné. Honnêtement, je dois avouer qu’il n’y avait plus de place pour moi dans la société moderne (…) J’ai eu la lâcheté de me faire le complice de cet abaissement. Nous exigions d’être heureux.  Un temps est fini, un autre commence. Ce qui meurt, c’est ce que la vie avait abandonné (…) Une autre vie commence pour moi avec cette ère de désastres. Je n’attendrai pas un jour pour devenir – et pour le temps qui me sépare de ma mort – l’homme de demain. J’oublie tout ce que j’ai écrit, je ne veux penser qu’à l’avenir. La meilleure revanche à prendre contre un vainqueur impitoyable, c’est d’écrire des livres qu’il soit obligé de traduire dans sa langue. Je vais travailler comme un forcené. » (p.121-122)

On lira donc avec grande curiosité, et profit, ce jeu de lettres inédites (un recueil sobrement présenté, et proposant des notes précises et particulièrement utiles). Ajoutons enfin que c’est de première main qu’il peut être sans illusions sur les femmes, car il connaît bien sa propre féminité. Et l’avoue : « Je m’écris un peu à moi-même en vous écrivant à vous, et, souvent personne n’aurait autant besoin que moi de ce que j’énonce » (p.76). Mais c’est là comme une féminité d’emprunt, ou de précaution (« il est sage de ne pas habiter continuellement l’endroit le plus lumineux de sa maison », p.99), justifiant sa propre préventive et défensive sinuosité (« Les femmes n’habitent pas tout à fait leur être. Elles ont le réalisme de tout ce qui est fuyant, insaisissable : elles vivent ce qui est leur vie, rêvent leur être. Ainsi sont-elles plus près que nous de ce que la mort ne saurait toucher … » p.100). Ambigu par fantaisie ou par destin, cet incomparable épistolier est de toute façon un artiste, et sait ce qui fait son art :

« L’art est l’avènement poétique du réel. Il dépend d’une faculté à perfectionner : l’attention créatrice : il délie la langue de la vie » (Journal dirigé).

Marc Wetzel

Joe Bousquet, L’opium des songes, Correspondance établie, annotée et préfacée par Paul Giro, éditions Fata Morgana.