Frédéric Dieu explore ici pour les lecteurs de Poesibao ce deuxième recueil de poésie de Jennifer Grousselas, paru chez Obsidiane.
Jennifer Grousselas, Il nous fallait un chant, Obsidiane, Le Manteau & la Lyre, 2024, 80 p., 13€
Il nous fallait un chant, deuxième recueil de poésie de Jennifer Grousselas, est traversé par un souffle inaugural, une énergie proprement diluvienne s’interrogeant sur ce que détruit et que fait naître le déluge. Lequel n’est pas à prendre en mauvaise part, étant moins destruction (et encore moins châtiment) qu’annonce d’un monde à naître, prémices d’une création nouvelle, découverte et invention (au sens premier du terme) d’une terre plus féconde.
Quelque chose de l’Illumination rimbaldienne d’« Après le déluge » semble porter le souffle et la voix, les menant en pays neuf, en étrange contrée : « Les caravanes partirent. Et le Splendide-Hôtel fut bâti dans le chaos de glaces et de nuit du pôle » écrit Rimbaud ; « Nous fûmes à l’orée aux confins / D’un très pâle royaume où les cailloux dansaient / Et comment et combien dansaient / Où les cailloux dansaient l’inavouable // D’une même voix il nous poussait le même chant… » écrit Jennifer Grousselas.
Le cheminement, la découverte et l’invention, la danse et le chant, s’écrivent chez elle à la première personne du pluriel. Le royaume de l’après-déluge est minéral mais n’a ni la fixité ni le mutisme de la pierre : les cailloux y dansent et suscitent une langue neuve, trouant « Nos jeunes idiomes livides nos aphorismes naissants ». Le grand bouleversement, le grand renouvellement du déluge attendent un nouveau chant, appellent les pas, leur demandent de se risquer dans « Les vasques de vastes ouvertures d’ailleurs ». Et l’on peut penser que le titre de la première partie du recueil, « Outre-terre », invite à ne pas craindre les eaux du déluge, à espérer leur fertilité, à croire qu’elle annonce une humaine fécondité, celle que la poète, dans son poème comme dans sa vie, veut célébrer, fût-ce dans la nuit, dans la « Nuit de la nuit véritable » que peut être « La fin de l’enfance » (titre de la deuxième partie).
Dédicacée au père, la première partie du recueil comporte deux adresses à l’enfant, l’une au fils et l’autre à la fille : « Fils mon Fils / Sans le dire au père tu l’écriras un jour où tu croiras / Seule ma voix d’œil ma voix-cri à peine crue » ; « Fille ma fille toujours fille presque femme tu ne dis rien…/ Ta main guerrière n’écrit pas ». Nul paradoxe ici mais un mystère dont le poème fait découvrir l’évidence : être mère, être père, fait pleinement (re)devenir fille, fils ; on se redécouvre fille et fils à mesure que l’on avance en âge et en maternité, en paternité. Autrement dit : celle qui est devenue mère est de nouveau, autrement, plus pleinement, fille. Ainsi Jennifer Grousselas a-t-elle désir, dans cette même partie, de faire entendre sa voix à son jeune fils, cette voix qui pour celui-ci demeurera toujours la première entendue et aimée : « Fils mon fils / Entends la voix-souffle à peine crue / de ta mère la voix-peine cœur croisé de ta mère ».
Donner naissance, avoir charge d’âme, font naître le désir d’œuvrer : « Par seul amour restant de la mort je ferai œuvre ». Font certes quitter les rives de l’enfance, de sa propre enfance (« Fin de l’enfance mauve »), mais dévoilent une « neuve violence », des étendues et des souffles à parcourir. Se découvre alors une autre langue, sauvage et libre, étrange, à laquelle il faut seulement prêter ses lèvres et livrer ses mots : « Bientôt nous reconnaissons la langue inouïe au rythme mi-clos, la langue cheval échappé qui de nous ne fut jamais comprise, la langue étrange bouleversée qui de nous ne fut jamais apprise…Toute tonnante toute flamboyante la langue dénouée à elle-même ». Une langue qui n’est plus un outil dans notre main, qui n’est plus le véhicule de nos pensées, l’instrument de nos idées et de nos démonstrations, voire de nos ambitions, mais qui est à elle-même sa course et sa fin, qui nous emporte dans son tournoi et dont nous sommes alors non les maîtres mais les disciples, les porte-parole. Une langue, pourrait-on dire, qui nous a parlé en premier, qui nous a aimé en premier et qui attend nos mots en retour.
C’est bien ce qu’est, dans toute son intégrité, la poésie.
Heureux déluge celui qui nous mène à un tel renversement, un renversement qui remet à l’endroit, heureux déluge qui conduit la poète à parler de ces « jours / de douceur diluvienne qui enchaînèrent nos pensées ». Ce ne sont plus nos pensées qui gouvernent notre cœur et occupent notre palais mais le souffle, le pouls d’un monde qui attendent nos mots pour se dire, qui les mendient même, nous en demandant l’aumône, nous priant de nous mettre à la première personne du pluriel : « un chant une danse…// pour faire ronde entre nous / et pour agrandir la ronde / dans le cas où d’autres viendraient ».
Frédéric Dieu
NDLR
Jennifer Grousselas, née en 1986, vit et travaille à Paris : agrégée de lettres modernes, elle enseigne en lycée dans le Val-de-Marne. Elle est poète, peintre et dramaturge. Elle a publié deux pièces de théâtre (Égée ou le saut du roi, ETGSO, 2014 et Cuir ou violon, Unicité, 2023). Poète, elle publie régulièrement en anthologies et dans de nombreuses revues littéraires. Elle est l’auteure d’un premier recueil, De souffles et d’éveils (éditions unicité, 2021). Jennifer Grousselas est membre de l’association Le Merle moqueur et membre fondateur des éditions Manifeste.
Extrait (sur le site de l’éditeur)
Il fut décidé qu’il nous fallait
un chant à nous
pour retenir le visage tordu des mères
contrer l’abandon des gorges
se désassembler la chair des ongles-griffures
laisser les cheveux grandir sans la mort
un chant pour le coup de pied
des fils oublié pour le cri des filles oublié
pour les bouches vides un chant de vivant qui chante
un chant pour la pousse des seins pour les statues de sexe
et un chant pour la maturité
Il nous fallait un chant à reconnaître
— Et il nous fallait un chant pour chanter