Jean-Pascal Dubost se livre ici pour les lecteurs à une exploration passionnée du livre “Chino fait poète” de Christian Prigent.
Christian Prigent, Chino fait poète, éditions P.O.L., 176 p., 19€, 2024
Paimpont,
Le 12 mars 2024
Cher Christian Prigent,
Ainsi se clorait le cycle « Chino » avec cet opus, et ce titre qui, quasi, pourrait résumer votre vie et votre œuvre tant vous n’aurez de votre vie cessé d’œuvrer pour vos haineuses amours de la poésie en tant comme objet d’irrépressible attraction autant que de répudiation féroce (ni nemplus cessé de ne pas faire (le) poète).1
En effet, l’expression « fait poète » attribuée à votre semblable, à celui qui affuble du masque carnavalesque de personnage l’entité littéraire « Christian Prigent », d’un masque semi-romanesque et semi-poétique c’est assavoir2 et qui, partant, grotesque le réel (i.e. le caractère autobiographique du cycle Chino), ce « fait poète » donc, fait sonner narquoisement le titre dans sa tournure et rudesse populaires. Ce faisant, et ingénieusement, vous prenez les contours d’un discours indirect libre et faites, par ce, comme entendre la voix abrupte de la mère de Chino qui, si on vous a bien lu, a fort raillé son fils de poète dont elle ne comprenait pas les poèmes ; ce DIL laisse deviner une sorte de dédain maternel. On sait le rapport compliqué de votre semblable avec sa mère, c’est redit dans le présent livre, au poème « Chino lit un poème à maman » : « reNONce au cochon/abscons : si n’y comprends moi rien/tu vas te vouer à quel sein ? » La poésie serait donc mammaire, pour ce qui concerne Chino (ou pour être plus précis, contre-mammaire). Certes, on lira d’abord dans cette tournure un sens voisin à « il fait maçon » ou « il fait gendarme », néanmoins, voilà un titre qui narquoise magnifiquement en terre d’ironie en sa polysémie abyssale (selon le temps verbal, la valeur ou le sens qu’on attribuera au verbe « faire »).
Ce livre se présente un peu comme le bilan d’une vie de poète, mais à valeur faussement testamentaire, et si testament il y a, c’est celui du personnage Chino, pas de l’auteur Christian Prigent, d’un personnage qui va quitter la scène fictionnelle, puisque son cycle fictif se termine en ce pendant que son auteur poursuit son chemin d’écriture. Par le moyen de ce personnage-et-semblable, comme vous l’avez déjà fait avec les quatre ouvrages précédents, vous relatez dans Chino fait poète ce qui a constitué votre réel autobiographique de poète, ce avec quoi, et ce contre quoi, vous l’avez construit (dans l’ordre d’apparition des chapitres) : la Bretagne (originelle, mais cobacillée), la poésie (qui fait le poète – ou inversement), la nature (dénaturée par les poètes), les amitiés (et le politique), la vie ordinaire (le réel à recycler en verbe), les amours (dynamique sexuelle d’écrire), la mort (danse macabre mais bouffonne de l’écriture). Grâce à votre métrique foutraque et carnavalesque déguisant la poésie en poésie, grâce à votre parlure faite des registres relevant de l’écrit parlé, du savant populaire, du badinage sérieux avec la langue (joca seria), grâce à ces moyens dont vous avez grande industrie, vous ne faites pas verser Chino dans le pathos nostalgique du poète arrivé aux confins de la vie sublunaire ; Chino fait poète est un livre vif, au cœur d’une passion inaltérée pour la poésie. C’est un livre bilan or faussement testamentaire (selon votre bon principe d’écriture ironique). Ou alors le testament d’une fiction, la fin d’un cycle.
Est donc toujours étonnante votre faculté à joindre les (apparents) contraires dont je parlais dans le paragraphe précédent, comment notamment dans la passion de la langue qu’est la vôtre vous conjoignez le savant et le populaire (ou l’intello et le populo) ; vos détracteurs (vous en avez, vous le savez) ne retenant que l’un sans voir l’autre. Vous êtes, je pense, bien plus « populaire » (au sens politique du terme) que nombre de ces poètes de l’instapoésie, facile, rapidement préparée, faite de produits issus de l’inculture et consommable sur place (ergo : populaire, pour l’entendement profane et commun3). Le cycle de Chino revisite une vie issue du peuple, et tout un peuple (de gauche) s’agite dans la carrière de vie de ce personnage. Vous avez le poétique historique et politique, critique, vous émettez un appel constant à la revêcherie poétique, ne prenant cesse de délyriquer le parler poétique et prônant « un peu de sens sec » pour dire « zut au magma d’émoi » qui rend les poètes dits faciles asservis au réel. Ce livre ne déroge pas à votre ligne de conduite : faire de la langue l’enjeu premier sinon essentiel de la poésie. Il ne déroge pas à vos amours pour l’illisibilité. Il faut lire et relire chaque poème pour en saisir les enjeux, le refus du pathos lyrique, le refus de l’immédiate lisibilité. Cette illisibilité-là pose un masque grotesque sur l’autobiographie.
Ce qui fascine est votre scansion : martelante ; allitérative ; accentuelle ; paratactique ; exclamative : le monosyllabe, le bisyllabe, l’onomatopée, la rime coupée, l’apostrophe, la troncation et d’autres procédés grands rhétoriqueurs sont autant d’outils de martèlement. Vous avez la rhétorique farcesque. Vous maniez l’épitrochasme à merveille (« schlic culs nus schlac la vase » ou « la terre car c’est elle ah/ah elle ne ment pas mais » et encore « rond d’spot : deux cordes (top/cool !) pour phono-riffs — la perf/du B A BA barde néo-pop/star torse à poil a du nerf ! » ou bien encore « l’odeur d’eau d’heur d’or où/pue-t-elle mieux qu’aux doux… »). C’est une véritable ouïssance (Verheggen) de l’intellect, pour paraphraser Paul Valéry4. Cette scansion, elle béline le réel, y creuse un trou, et c’est dans ce trou que vous engouffrez du sens, libre au lecteur curieux d’y aller voir. Le réel est recyclé dans le rythme. Ce réel (n’hésitant jamais, en scatologue farcesque, à le ramener au ras du bas, souventes fois du bas corporel), vous l’anamorphosez, par ainsi chaque poème semble un tableau lexical. Vos poèmes sont anamorphiques, jusqu’à saturation quelquefois comme dans la section « Chino #sex-addict# » constituée de madrigaux aux vers superposés et caviardés jusque l’illisibilité, mais métaphoriques de ce sens qu’il faut aller quérir derrière le voilage (graphique pour ce qui concerne ces poèmes). Vous anamorphosez le réel autobiographique (« Mon objectif n’est pas de raconter ma vie. Mais de faire de l’art » déclarez-vous dans un entretien5), que vous mixez avec la dysharmonie rythmique (cacophonique, tonitruante, polyphonique) du monde ; le réel autobiographique, c’est Chino coincé là-dedans.
On pourrait longuement s’attarder sur votre lexique, qui est un véritable chant lexical, un plaidoyer pour le métissage linguistique, une épousaille de dictionnaires divers et variés, un assemblage de bibliothèques ; un chant lexical ironique et enjoué, dont surgissent quelquefois quelques pointes satiriques dans les néologismes : « aïe-phone », « therrorie », « l’écrabouzilleur des flores ». Ce savant brassage lexical compose ce que j’appellerais l’argot Prigent (à usage unique, hapaxique), en ce que j’entends de langage détourné du langage courant, trop commun et trop sage (voire prude sinon bigbrotherisé), éloigné des dénotations immédiates, et de par son invention constante, échappant à la compréhension des honnêtes gens en sa qualité cryptique (« Une langue cryptique est donc une langue qui cache le sens aux non-initiés », Louis-Jean Calvet). Quoique la fonction cryptique ne soit pas systématiquement en branle dans vos livres (et constatant qu’elle l’est plutôt en vers qu’en prose). Par certains aspects, votre langue, et particulièrement dans Chino fait poète (ainsi que dans les Amours Chino), me rappelle l’argot des poèmes coquillards de Villon6. L’illisibilité dont ressortirait votre parlure relève, selon moi, de cet argotique savante qu’est la vôtre (c’est une lecture très-personnelle). On ne parlera pas de jargon, car votre langue est loin d’être celui du métier de poète. L’argot est populaire, c’est en cela que je vous considère plus populaire que maints prétendus (et soi-disant) poètes populaires (ergo bis : accessibles à toutes et tous). Il faut connaître l’ancien et le moyen français, bien connaître Rabelais pour accéder au grivois de ces vers par exemple :
« ah faites-moi dehait !
(la combrecelle repaît
mon émoi) et qu’en l’ombre
de cestui con moi sombre ! »
Il faut un peu de culture quoi.
Quoi que savant (brassage de dictionnaires, de bibliothèques), votre argot, outre d’être populaire, est généreux : votre illisibilité fait actionner l’intelligence en chacun. Argot n’est pas non plus français populaire, l’argot est exigeant et demande un effort de compréhension.
Salutations.
Jean-Pascal Dubost
1 Vous confirmez la clôture de ce polyptyque dans la vidéo qu’on peut visionner sur le site des éditions POL :
2 Puisque ledit cycle est composé de romans et de poèmes et joue malicieusement sur les formes, étant qu’un roman en vers fait partie du lot et que des poèmes se glissent dans la prose romanesque.
3 « Car le corps social éprouve obscurément la poésie comme une menace. Il la préfère donc mièvre et pensant peu », in L’Incontenable, POL, 2004.
4 » Un poème doit être une fête de l’Intellect. Il ne peut être autre chose », Paul Valéry, « Littérature », in Tel Quel (Cahier B 1910), Gallimard, 1996
5 « Mon objectif n’est pas de raconter ma vie. Mais de faire de l’art. Pour fabriquer des objets d’art, on a besoin à la fois de l’intensité des affects qui viennent de l’intimité biographique, à la fois de tout ce qui met cette intimité à la distance des opérations formelles. Tous les outils de mise à distance sont bons à prendre. La parodie, par exemple. Le pastiche. La pseudo-érudition. La sophistication stylée… Le style, c’est une pudeur. Il élabore une sorte d’objectivité qui met à distance le déballage confessionnel, l’éjaculation expressionniste, la déclaration idéologique. Il y a cela dans mes textes : le passage par la bibliothèque, le pastiche, la parodie, la dimension intertextuelle. J’essaie de fabriquer une forme qui vient de l’intime mais où l’intime est coagulé et dés-affecté par l’artifice de la formalisation », in « Arc électrique, étincelles – et ça fabrique de la fiction… » entretien (très intéressant) avec Patricia Victorin in Perspectives médiévales n°36, 2015.
6 Même si François Villon ne figure pas spécialement au premier rang de votre panthéon littéraire.