Jean-Pierre Le Goff, “Le vent dans les arbres”, lu par Marc Wetzel


Marc Wetzel explore ce livre où Jean-Pierre Le Goff vise selon lui le plein emploi de la présence au monde.


 

Jean-Pierre Le Goff, Le vent dans les arbres, édition établie et postfacée par Sylvain Tanquerel, Le Cadran Ligné, 2023, 406 p., 25€


Dans les années 70-80, l’ennui ferroviaire n’était pas le fort de Jean-Pierre Le Goff (1942-2012). Contraint à de laborieux allers-retours (journaliers et professionnels) entre Trifouillis et Dortoirbourg, notre homme note inlassablement ce qu’il devine, observe ou sent. Il se fait comprendre ce qu’il y voit, et nous livre (en d’admirables formulations) ce qu’il s’y fait comprendre : ce qu’est transport en commun (“La personne regarde sa montre/ Il y a des milliers de montres dans le train/ L’heure est la même“, p.59); ce qu’est cessation (“Un butoir, isolé, là-bas,/ Comme une branche de l’évolution/ Qui n’aura pas de suite” p.61); ce qu’est déveine (“Entrée par inadvertance,/ Comme une idée qui n’arrive pas à se formuler,/ La guêpe a fait le voyage avec nous” p.60); ce qu’est entretien (“Les pierres noires et graisseuses ont disparu./ Sur le ballast, ce matin, des cailloux neufs./ À croire que le parcours changera” p.59); ce qu’est réveil (“Les gens le matin. Odeur de savon,/ haleine de café, le regard ensommeillé,/ mais les rails toujours d’acier” p.56); ce que sont fantaiseries provinciales (“Un train, mettez-lui des pinces : un homard./ Un homard, ôtez-lui  les pinces :/ Une fraise des bois” p.57); ce qu’est destinée (“Allers-retours quotidiens./ Navette./ Quel tissu ?” p.60); ce qu’est existence administrée (“Le haut-parleur annonçant les départs,/ Suspendu, seul, au-dessus du quai,/ Ayant l’air d’un nombril pour la voix.” p.68); ce qu’est durer (“Les trains comme des patins à glace/ Font gicler autour d’eux/ la neige du temps” p.63); ce qu’est lucidité réelle (“Prendre du recul ?/ Oui, avec enthousiasme./ Mais lequel, quand le train avance ?” p.69)… Tout ce qui passe est inspecté; tout ce qu’il inspecte est dépassé : le lecteur sait seulement qu’il aura demain – si bas qu’il tombe, si loin qu’il dérive, si seul qu’il demeure – lui-même honte de s’ennuyer, désormais.

L’homme était, c’est vrai, un obsessionnel, un exhaustif, un autoritaire : son génie poétique parfois indispose, épuise, vexe. Il faut supporter son infatigable virtuosité décrire comme aucune autre le “fil à couper le beurre” (p.38-45) – en guillotine du gras, en nageur de l’oléagineux, en hachoir fantôme, en liseré intrusif, en “promenoir de funambule” …; ou le “bâton” de promenade (p.189-196) – en sceptre végétal vous faisant roi de balade, en canne au banc d’essai, en pieu nomade, en badine ou stick à buissons, en rameau migrateur … ; ou un “tas” (p.214-218) – qu’il signale et repère : ramassis de copeaux, “vrac accumulé et solidaire”, promiscuité se la jouant massif, avalanche sélective, sac sans toile, pâté de scories; ou un pur et simple “trou” (p.231-243) – en creux abouti, en “aiguille passant par son propre chas“, n’ayant “pas d’odeur, excepté celle du fromage ou de l’égout“; mais prétexte encore à ironie féroce et noble (“Je n’eus pas le courage d’attendre que ma chaussette ne fût plus qu’un trou“, “En parlant du trou, je tiens la dragée haute à ma disparition“…), ou à caractérisation fine et nette (“Trou : tangible vacant et inoccupation que sertit l’évènement“, “L’analogie sonore du trou est le silence“, “Le trou est du dehors dedans“, “Le vertige est la somatisation d’une chute” …).

S’il est vrai que notre poète entre dans ses thèmes pour y stationner compulsivement, y scrupuleusement piétiner, puis y juger souverainement, trois choses sont à décharge de cet esprit hors-normes : d’abord, l’acuité se sait contagieuse, et se veut ainsi généreuse : Le Goff n’explore, pour tous, l’inconnu  que par hasard arrivé premier sur lui. Il réfléchissait en nous y attendant, voilà tout (il met son courage intellectuel à disposition, et préempter l’inédit n’est pas dans sa nature). Ensuite, il vise le plein emploi de la présence au monde : morts, il ne nous sera plus loisible de méditer ce qui nous arrête, ce qui nous distrait, ce qui nous échappe (les chapitres sur “l’interruption”, “l’inattention” et “l’approche du secret”, ainsi, sont formidablement nuancés et éclairants). Enfin, qui reprocherait à un ogre de lucide disponibilité d’entrer dévorer nos … enfantillages ? Dans l’étonnant chapitre sur “les incidences et impromptus d’une lecture”, Le Goff, sous couvert de s’apprendre à mieux lire autrui (on ne saura pas qui), nous éduque à le déchiffrer. On lira, dans les extraits qui suivent, de décisives notations sur – respectivement – la pluralité, la délicatesse, la fidélité, l’humilité, la suggestivité, l’infaillibilité, la familiarité, et enfin (trois fois) l’indéfinité de l’activité de lire.

(Après le “Traité de la poussière” de François Jacqmin, l’éditeur Albarracin ajoute à sa collection un aussi considérable monolithe. Jean-Pierre Le Goff est, réellement, Plume et Teste, Caillois et François d’Assise, Ponge et Starobinski, ou même – pardon de divaguer d’enthousiasme – Breton et Alain).
Mon esprit s’est fixé sur des objets matériels qui peuvent traduire au plus juste certains appels, certaines trajectoires que nous faisons en nous-mêmes. L’île c’est nous, la carte est notre être et le lieu où le coffre est enterré est celui de notre possible réalisation” Rutilance du trésor, p.380 )

Marc Wetzel

Extraits :
“La salle est composée de multiples vous-mêmes, chaque personne qui occupe un fauteuil est une partie de vos possibilités d’écoute, d’attention et de compréhension. Tout ce qu’il y a en vous d’aguets est là” (p.331)

“Ma pensée est trop lourde, il va falloir que j’apprenne à cueillir les coquelicots sans qu’un pétale ne tombe” (id)

“Ce livre se rappellera-t-il que je l’ai lu quand je le relirai ?” (p.332)

“Je suis comme un écureuil qui n’a pas de dents pour casser les noisettes et si par hasard j’en ouvre une, elle est vide “(p.335)

“Une réverbération incessante dont je n’aperçois pas les luminaires” (p.336)

“Le poisson refuse de mordre. Faute de rouget, on mange l’appât” (p.340)

“L’auteur pense dans un coin de mon esprit que je n’ai jamais visité” (p.344)

“Les fibres du réel ne peuvent être autre chose, dans leur nature intrinsèque, qu’hypothèses se métamorphosant en d’autres hypothèses” (p.346)

“J’imite le potier, je tourne autour du pot” (p.344)

“Ce que la poésie a déjà déposé en toi, tu dois le travailler afin que de ce limon naisse ce à quoi il est essentiel d’aspirer” (p.373)