Ariane Dreyfus, “Nous nous attendons” précédé de “Iris, c’est votre bleu”, lu par Michaël Bishop


Michaël Bishop revient ici pour Poesibao sur deux livres d’Ariane Dreyfus désormais accueillis dans la prestigieuse collection Poésie / Gallimard.


 

Ariane Dreyfus, Nous nous attendons précédé de Iris, c’est votre bleu, bibliographie de Stéphane Bouquet, préface de Francoise Delorme. Collection Poésie/Gallimard (n° 575), Gallimard, 2023, 272 p., 9,10€


‘Mais Dieu, surtout pas. / Ne mettez pas de mots vides dans votre bouche, / Hommes, regardez // Iris, malgré le mur, / Debout / C’est votre bleu’, nous dit le poème liminaire du premier des deux ensembles repris ici dans cette nouvelle édition que préface Françoise Delorme. Quelques mots qui s’offrent, discrets, obliques mais, me semble-t-il, emblématiques, aux lecteurs-lectrices qui plongent dans cette œuvre, si distinctive, qui, comme l’affirme la Bibliographie commentée que nous adresse Stéphane Bouquet, remonte à L’Amour (1993), passe par Quelques branches vivantes (2001), L’Inhabitable (2006) et les deux recueils ici repris, pour nous donner en 2020 Sophie ou la vie élastique : si divin il y a, il n’habite pas un ailleurs, il inhérerait au tellurique, aux choses, à la chair, à la voix, aux gestes, à ce faire, qui serait poïétique au sens très large, notre être-faire aux prises avec l’autre, tout l’Autre, énigme loin des dogmes, des idéologies, site ouvert sur l’infini de la mouvance du corps, de l’esprit, de l’âme. Lire ces poèmes d’Ariane Dreyfus, c’est pénétrer dans le monde d’une longue fable mobile, ondoyante, aérée, celle de l’humain au centre de la non-clôture de ses débats, de ses comportements, de ses désirs, de la logique de son être-là. Fable qui caresse l’histoire vécue et observée des corps, leurs échanges, leurs entretissements, toute la gamme de leur immersion sensorielle, sensuelle, mortelle, ceci au-delà de toute réduction de leur sens, celui-ci jamais finement construit, déterminable au cœur des sautillements, raccourcis et ellipses qui font légèrement, mais critiquement trembler la ligne énonciative du poème. S’il est vrai que ce que l’on lit dans les deux excellents Chantiers de poèmes (219-53) peut nous encourager à voir le poème dreyfusien comme un ensemble soigneusement formé, attentif à ses dimensions syntaxique, tonale, sonore, rythmique, reste que cette ‘cohérence’ et cette ‘force’, cette ‘justesse’, ajoute la poète (228), qui en découlent n’empêchent nullement une sensibilité à ce non-savoir entraînant le refus de toute prétention discursive qui encouragerait le glissement du poétique vers l’argument. Penser son poème comme Ariane Dreyfus le fait dans ses ‘chantiers’, c’est le caresser vers sa respiration idéale, un souffle vivant, un véritable échange de voix, de moments, d’aperçus, titres légèrement dissonants et citations intervalliques venant de sources variées, créant ce que Gérard Cartier nomme cette ‘mosaïque’, Françoise Delorme cette ‘asymptote’, une espèce de gerbe qui ne cesse de combiner les multiples éléments de sa floraison vers un sens jamais totalisant, plutôt un peu déhanché, si j’ose dire, et à jamais déhiscent. Un poétique qui ne cesse d’accueillir, d’aller dans le sens d’une grâce ancrée dans la rugosité et la beauté du réel, dans la mouvante délicatesse de la voix, dans la faisabilité d’une présence à l’amour et à la douceur d’un certain ‘oui’ auquel consentir au-delà, mais au coeur même, de ce qui pourrait parfois effrayer, blesser, mortellement.

Michaël Bishop

Extrait de Nous nous attendons (le tout début, 125-6) :

Poireaux et pommes de terre et leurs gouttes d’eau
Posés sur l’évier
Elle est absente de la cuisine

La fenêtre est pleine de clarté
Elle a laissé le couteau
Elle s’est essuyé les mains ici

*
« Elle ne pouvait pas être autrement, et je ne le savais pas. » C’est peut-être une des choses les plus étranges et des plus bouleversantes. Ce n’est pas absolument pas transcendant, c’est là. C’est montré. Il n’y a rien au-delà à voir. Tout ce qui peut être vu, c’est vu et c’est ceci, très modestement, ce corps.
– Alors il y a une sorte de déception?
– Non. C’est comme une impasse qui serait plus vaste que l’océan. Non, il n’y a rien d’autre, et ce rien d’autre n’est pas celui de la déception, mais au contraire la condensation de toute visibilité possible. ***

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ce deuxième texte, nous l’explique Ariane Dreyfus, est un ‘extrait d’un entretien radiophonique, questions de Francesca Isidori, réponses d’Alain Cugno (France Culture)’ (215).