Mathieu Jung invite le lecteur à le suivre dans l’étonnant livre composé par Jean-Pascal Dubost pendant la pandémie, « La Pandémiade »
Joyeuses golosités de Dubost
« Les pouvoirs établis ont besoin de nos tristesses pour faire de nous des esclaves. […] Les malades, de l’âme autant que du corps, ne nous lâcheront pas, vampires, tant qu’ils ne nous auront pas communiqué leur névrose et leur angoisse, leur castration bien-aimée, le ressentiment contre la vie, l’immonde contagion. »
(Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues)
Jean-Pascal Dubost fait paraître La Pandémiade, une série de stances médiévesques, lesquelles portent sur le quotidien, un quotidien il est vrai particulier, assavoir, celui qui s’est étendu en flaque horrifique du 17 mars 2020 à, grosso modo, octobre 2021 (pas sûr qu’on en soit absolument sorti). Dans un entretien [voir ici] qu’il donne à La Factorie (Maison normande de la poésie, « association lucrative sans but »), Dubost déclare qu’une des fonctions de la poésie consiste à dire « merde » au pouvoir. Et il est de mise que, puissamment salubre, cette contestation se manifeste par un verbe joyeux, jouissif et joueur.
La résistance aux forces en présence s’organise chez Dubost dans l’espace décrit par une langue qu’il n’a de cesse de réinventer, qui n’a de cesse de se réinventer, elle-même, sans se soucier de qui écrit. Cette langue unique, proprement inouïe — ce parler-Dubost qui file et traverse Dubost, qui le porte et, je crois, le fait chanceler souvent, qui le fait aussi bien douter de lui, de son geste combien humble et subtil, mais ce fidèle en poésie dépose en elle, en cette langue, toute sa foi, sa joyeuse ferveur —, cette langue est écartelée entre un substrat médiéval où elle veut plonger ses racines (mais c’est comme pour de rire parfois) et un vocabulaire, une syntaxe plus modernes. Dire merde au pouvoir monolithique, c’est lui préférer la puissance d’une écriture plurielle et nuancée. Une énergétique féconde, une faconde énergique se déploie dans les vers de Dubost (et l’on est surpris de ce que son écriture manuscrite soit si petite, quand il dédicace ou qu’il compose).
Puissance, donc, plutôt que pouvoir. En cela que la poésie sait qu’elle ne peut rien (elle est en puissance de tout). C’est peut-être aussi pour cela que l’écriture manuscrite de Dubost est si petite, si méticuleuse aussi. Elle travaille patiemment, savamment dans une sorte de retenue, pour mieux faire sentir, dans le poème, les golosités d’une langue continuellement refaçonnée. Dont la fonction est de se transformer sans cesse depuis l’intérieur d’elle. Une langue de puissance non de pouvoir, qui pousse par le milieu.
Golosités — c’est un terme que l’on trouve chez Antonin Artaud, dans Suppôts et Suppliciations. Il renvoie à l’italien golosità, la gourmandise. Goulûment, avec gouleyantes golosités, Dubost parle d’Artaud dans & Leçons et coutures II (2018) : « Et si ce n’est du feu de dieu, de l’énergie de la Haute Canaille et de Pute Extrace, érection de l’inane âme, expulsion du noyau de (son) enfer, fruit d’une calme exagération, alliance de contraires conjugués, si ce n’est une macabriole de l’esprit révolutionné, un état de moindre secousse permanent, ya ya goditoët, adont, si comme toute chose, riens c’est Rien, c’est que ce n’est pas la mort, pas encore — » Parus chez Isabelle Sauvage en 2012 et 2018, les deux volumes & Leçons et coutures sont des exercices d’admiration. Ce panel riche et varié témoigne bien des goûts d’un lecteur gourmand sinon vorace. Dubost rend hommage à quelque deux cents poètes ou écrivains. On croise Jude Stéfan, Montaigne, Pierre Michon, Louis Zukofsky, Isabelle Pinçon, Sophie Loizeau, Andrea Zanzotto, Jean-Paul Klée ou Charles d’Orléans. Et voici, justement Charles d’Orléans, prince captif dont Dubost se souvient en plein confinement, à l’occasion des Pandémiades :
Confiné pendant vingt-cinq ans,
le duc Charles d’Orléans en
fit des ballades et rondeaux car
on ne peut l’esprit confiner
ni son vouloir myner, par contre
on le peut affiner, certes oui,
en peine dure, prenons-en
de la bonne graine voyons ;
Golosités de cette langue gourmande qui gourmande la bêtise du monde. Et il y a bien de quoi dire : « …mais qu’on a l’air malin/de s’auto-autoriser de,/tout s’en auto-attestant que,/sur le papier, sortir on peut/un peu donc on sort trop, vray quoy,/vacances et joly temps pour ce 5 avril… ». Les médias traversent le poème dans leur étrange idiome (« fake, infox et hoax se répandent »), car le parler-Dubost est une langue d’accueil, y compris de l’abjection, c’est une langue qui documente et renseigne sur l’état du monde. Quelquefois, ce sont des paroles reproduites telles quelles : « ‘les patrons n’ont/pas de leçons d’humanité/à recevoir’ (mettons cy sic) ». À d’autres moments, tandis qu’est évoquée « la cy-nommée invergondeuse/grande distribution française », l’abjection du contrôle se contre par un peu d’humour : « à/Paris des goëlands assaillent//des drones c’est drôle je trouve. », alors même qu’une « trouble ystoire de masques » anime le débat.
Langue d’accueil des morts aussi bien, à commencer par les poètes : « le charnel écrivain/Marcel Moreau mort du covid », langue d’accueil de la misère et de la vie violente :
or souffre de griefve peine
le cronicqueur ores d’apprendre
telle chose terrible que,
délaissées par leurs maquereaux,
plusieurs prostituées vivent en meute
dans le bois de Boulogne, y passent,
y meurent du covid-19,
s’enterrent les unes les autres ;
Traversant un « chamaillis d’insçavoir », la Pandémiade est le constat désabusé face à l’avènement d’une novlangue où affleurent des mots d’ordre de toutes sortes.
distanciation sociale et gestes
barrière et clapping et cloud rave
et quatorzaine et cluster et
comorbidité et blursday,
whatsappéro et covidiot
et connerievirus, ces mots
qui issent et donnent du fil à
retordre aux académiciens ;
La langue d’accueil de Dubost est aussi l’occasion d’un ressourcement dans une langue ancienne, sous l’inspiration, notamment, de Jean Bodel ou d’Eustache Deschamps. Le vers que Dubost favorise est l’octosyllabe, mètre médiéval par excellence (« joie d’octosyllaber à donf »). La première partie, intitulée « Cronicque du Confinement » fait ainsi se succéder des huitains de soixante-quatre syllabes.
La dérision est un moteur de l’écriture et c’est peut-être dans la troisième partie que l’art de Dubost est le plus plaisant à lire. Le huitain « confiné » est délaissé au profit d’un très long chant, le « Sermon joyeux de la crise sanitaire », où il est donné au verbe de s’envoler avec davantage de souffle. Surtout, une éthique du poème se dessine ici, qui s’appuie courageusement sur la joie. Le grand inspirateur est ici Gilles Deleuze, sur les mots de qui débute le sermon : « Si les pouvoirs établis ont/besoin de nos tristesses pour/faire de nous des esclaves, et/si la joie c’est l’effectuation d’une puissance, s’affecter/de joie augmentera ma puissance/d’agir, d’écrire avec puissance… »
Le parler-Dubost est trempé dans une vitalité, dans un essentiel vitalisme. Là encore, c’est de puissance dont il est question, face au pouvoir. Cela passe par un effort du poème à la joie :
est-ce être fou et insensé
et abuser de gaudir et de
resbaudir en joie à plein
quand tout le monde est en plein plaints ?
Mathieu Jung
Jean-Pascal Dubost, La Pandémiade, 2022, Isabelle Sauvage, 160 pages, 18 euros.