Gérard Pfister, “Le Livre”, lu par Marc Wetzel


Marc Wetzel propose une traversée du livre du poète et éditeur Gérard Pfister, “Le livre” suivi de “L’expérience des mots”.


Gérard Pfister, “Le livre”, suivi de “L’expérience des mots”, coll. Les Cahiers d’Arfuyen n° 253, Arfuyen, 2023, 228 p., 17€

La récente (à la fois stupéfiante et pathétique) composition de dissertations par Intelligence Artificielle nous le montre par contraste : un livre n’est rendu parlant qu’écrit par un être lui-même parlant (et non par un programme compilant virtuosement des millions de discours faits) : l’art des mots n’a quelque chose à dire que si ses auteurs mêmes sont nés d’un monde parlant et se parlant, d’une étreinte éloquente et (comme l’avait saisi Tomatis) d’une voix maternelle à peine déformée par la poche amniotique. C’est ce compagnonnage archaïque d’une absence sonore, d’une sorte de bain parlant en train de nous construire (nous formant yeux et bouche mêmes !), à l’endroit où nul n’est déjà quelqu’un, qui conditionne la vie humaine du sens : tout livre nous tient ainsi entre l’expérience qu’il rapporte et celle qu’il suscite.

« Nous pensons être là, mais on nous dirait coupés de tout, vivant dans un brouhaha de signes et d’images », constate l’auteur (p.191) dans le second texte de ce livre, L’Expérience des mots. À ce brouhaha, la poésie musicale de cet étonnant recueil – de cinq fois cent brefs tercets – ne s’ajoute certes pas, ni ne nous ramène; la banale et vague expression de « poésie musicale » dit mal ce que l’auteur tente – et réussit ! : requérir de la musique qu’elle aide la parole à déployer mieux la musicalité propre aux mots ; composer son long poème avec l’aide spécifique des procédés musicaux d’apprivoisement du temps ; faire de son Livre un exclusif chant du présent, qui nous ouvre à la fois l’espace de ses mots, et d’authentiques pages de monde. Projet précieux, remède vital : le langage, en effet, nous habituant à tenir pour rien la singularité des choses, nous a déshabitués, à proportion, de respecter la présence propre des choses. Ce que, par sa généralité et son souci d’efficience, il ne fait plus comparaître, nous avons moins scrupule, hors-langage, à le faire disparaître.

À l’inverse, sachant chanter et faire danser les élancements, balancements et tremblements des êtres, nous saurons mieux considérer (comme le font d’ailleurs, méthodiquement, mais sans affects, nos physiciens) la vie même des pulsations, oscillations et vibrations qu’est le devenir réel. Ainsi ce Livre recomposera la présence par des mots qui – organisés dans leurs élans, tensions, contrastes, intensités et retours (comme le temps du monde ordonne et relance le cours des êtres, mais y ajoutant les ressources d’ostensions, exclamations, injonctions, interrogations, formes passives, négatives, impersonnelles … propres au présent grammatical) –  feront « lever des existences », et éclore l’immense espace du vivable que couvait la matière des mots.  

On oublie qu’il y a livre dès que celui-ci montre la vie. Il s’absente dès qu’il rend présent ce qu’il porte (les livres vains ou faux nous tombent des mains précisément parce qu’ils ne savent pas s’absenter). Mais si soudain un espace s’ouvre entre les lignes, si le labyrinthe des lignes noires se fait nid, si l’apparence y est seule rencontre et la rencontre s’y fait suffisante révélation, alors : nous ne ressassons plus nos analphabètes douleurs et déplorations, nous renonçons enfin à nous lire nous-même, nous quittons nos rêves pour ce que ne cesse de rêver toujours autrement le devenir. Cette « expérience des mots », alors, nous élimine d’elle, et s’élimine elle-même dans ce qui la devient. L’immense et l’infime se moquant ensemble de nos prises, nous refusant tout confort et secours, font du ciel, non plus le séjour de la divinité (en son absurde plafond solennel !), mais le « passage sans fin commencé » et l’unique divinité de tous les séjours. Le Livre est là, dit-il lui-même, pour nous « délivrer » (faire honte au geôlier de soi), nous « accorder » (nous remettre dans le chemin du Tout), nous « emporter » (nous amener plus loin vivre sans nous), comme simple carnet de bord du Devenir universel, où le hasard se joue et hasarde lui-même, où tout ce qui naît est emporté par son élan, où tout ce qu’on comprend indique sa propre sortie.

Une dernière remarque : Thomas d’Aquin nommait « Livre de Vie » la liste divine des prédestinés à la Gloire, choisis entre les créatures pour demeurer vivants pour toujours : pur pense-bête de l’arbitraire électif de l’Absolu, tel est le Livre d’en-Haut. L’ouvrage de Gérard Pfister est et fait l’inverse : non le rappel – mais bien l’accomplissement ! – non d’un livre de vie – mais de la vie du livre ! – non pour nous forclore, par items occultes, dans l’Être, mais bien nous faire éclore, en ses pages déployées, dans le Devenir : un Livre, lui, fait pour passer, n’habitant que dans ce qu’il change, qu’à l’adresse qu’il relance, redevenant à son tour le désordre enchanteur d’une Vie enfin rejointe – par la simple et rigoureuse musicalité d’un Verbe –, dans son silence. L’admirable et rare réussite de ce Livre vient changer tous ceux qui s’honoreront de son amitié.

Marc Wetzel


NDLR : Marc Wetzel a ici regroupé des séries de tercets, pour en mieux souligner l’enchaînement] – Les extraits publiés aujourd’hui même dans l’Anthologie permanente de Poesibao sont eux disposés comme dans le livre de Gérard Pfister

Il faudrait/ que le livre ne soit/ que cet ondoiement
Cette vibration/ comme un chant très lointain/ qu’on reconnaît à peine
Ici/ avant la langue/ où elle n’est qu’un murmure
L’haleine légère/ d’une fontaine/ entre le sable et la mousse
Si vive encore/ avant que l’enferme/ l’airain du discours
Il faudrait que le livre/ soit le lieu/ de cette initiation
Qu’enfin/ se relâchent/ les rudes mâchoires du sens

(tercets 183-189)

Comment dire/ la vie/ qu’en cette lente expiration
La mort/ autrement/ que ce bond incessant
La fugue/ des mots ne dit/ que la fuite du monde

(tercets 211-213)

Comme en montagne/ tout à coup/ les sons s’éclaircissent
L’espace tout entier/ est tintement/ d’un seul cristal
Le monde est là/ à chaque instant/ chaque regard est un abîme
Le monde/ n’en finit pas d’être le monde/ d’être le temps
Nous seuls/ avons peur de finir/ refusons le passage
Nous seuls/ existons/ comme étrangers au ciel

(tercets 364-369)