Jean Miniac publie aux éditions Conférence un grand poème, riche méditation sur le thème de la traversée de la vie.
Jean Miniac, « Notre traversée », éditions Conférence, 2023, 80 p., 17€
III
Tous nous sommes écoliers du désir
De vivre : trousse imparfaite, sac à moitié rempli, crayons manquants… les contenus aussi sont défaillants : on sèche; on n’est pas de ces premiers de la classe (et d’ailleurs y en a-t-il?)
Bien peignés, devoir su, qui ont bûché jusque tard le soir
Prêts, enfin, pour l’examen: le vrai, le grand, la grande épreuve conclusive
Éliminatoire… et les pages tournent tellement vite
Qu’on n’a le temps de voir ni quoi ni qu’est-ce… Il y a, à la fin du livre,
Une de ces mentions subreptices qui pourraient bien nous avoir échappé…
Et, de fait, elles nous échappent : nous soupçonnons leur présence
— avec le poids de vérité fugace
Qui est aussi, celui
De certains visages que nous avons croisés
Qui nous ont marqués
D’un sceau indélébile — mais incompréhensible —, avec, toutefois,
Un codicille souscrit mais en lettres si ténues
Que nous ne pouvions pas les lire…
L’aurions-nous pu
Que nous n’avions pas le temps: c’est cela, la vérité,
La vérité contingente, bien sûr: triste,
Atrocement banale…
Et ces visages, donc,
Conservent tout leur pouvoir de secret. D’énigme. Ils nous assaillent
De leur persistante présence, mais aussi,
De la menace d’une insoluble question que nous pourrions tirer au moment de l’épreuve !, — ils nous aiment
À leur façon — c’est-à-dire
D’une façon que nous ne connaissons pas…
Hâtant le pas. Essoufflés comme les gens brouillons et peu sûrs d’eux-mêmes,
Nous trébuchons en maugréant vers le lieu de l’épreuve
La salle d’examen
De départage…
Écoute…
Quelle est cette voix?
Notre distraction serait-elle notre plus sûre alliée ? Faut-il que nous soyons à ce point sourds
Pour refuser d’entendre
Ce qui, précisément, nous dévie de nous-même?
Ce monticule d’affects
L’ornière
L’empêcheur de voir superlatif…
Trésor des brisures
En ce qu’elles ménagent une échappée;
Trésor des yeux
Qui vont se muer en explorateurs des arrière-plans;
Je sais que tu n’iras pas plus loin, dit la voix,
Mais je sais qu’en t’arrêtant où tu es tu te ménages une chance de…
De quoi?
Quelqu’un a coupé le son;
C’est toujours la même chose quand on galère
Dans l’élucidation poussive d’une épineuse difficulté : qu’un mince pertuis se fasse jour, un embryon de solution, — et soudain
Une main scélérate presse l’interrupteur:
Tout est noir…
Adieu, l’antisèche. Adieu — non pas le bonheur entrevu, mais simplement la réponse à cette question : pourquoi le bonheur — plus qu’entrevu : à portée de main —
N’a pas été saisi, embrassé, épousé — avec cette ténacité instinctive des êtres purement germinatifs et doués du seul pouvoir d’obéissance
À leur pulsion de vie ?
Pourquoi ?
C’est sans doute qu’il fallait autre chose…
Les pages du cahier s’obscurcissent ;
Toute perspective de réussir à l’examen s’abolit ;
Le pas se fait chancelant — mort de n’être pas allé plus loin, mais mort encore bien davantage
De n’avoir pu se résoudre à ne pas aller plus loin
À s’arrêter franchement, là où il est,
Pour y attendre, avec la patience d’un âne, l’hypothétique venue du soleil.
Jean Miniac, Notre traversée, éditions Conférence, 2023, 80 p., 17€
Sur le site de l’éditeur
Jean Miniac nous propose, avec ce poème en vérité d’un seul tenant, une longue et riche méditation sur la vie, sa fragilité et sa disparition ; il le fait en revisitant le thème si ancien de la traversée où le corps devient une barque ou une voiture de train ; les ports et les gares, des visages rencontrés; les escales, des noms de l’amour sans amour ; et le navigateur sans boussole, un écolier trempant sa plume dans une encre trop noire…
Le lecteur sera sensible à la densité et à la précision des images filées, à leur justesse, à la façon dont elles le saisissent, le blessent aussi, en touchant au plus fragile, au plus intime de lui-même. À cette fin, le poète manie toutes les subtilités du souffle: toutes les ressources de la cadence, le creusement de la phrase, les échos prolongés des points de suspension entre lesquels il nous permet d’entendre «rouler une eau discrète».
Né à Paris en 1960, Jean Miniac est auteur, traducteur, critique littéraire. Il est également accompagnateur scolaire dans les écoles élémentaires de la Ville de Paris où il anime des clubs de lecture-écriture auprès d’élèves de CP en difficulté dans ce domaine. Son ancrage d’écriture est la poésie et ses alentours, dont il va chercher la source dans la matière vive de l’expérience, ce qui l’a conduit à publier plusieurs recueils de poèmes et de proses, parmi lesquels Carmina (Dumerchez, 1995), Histoire de nous (L’arbre à paroles, 1996), Une odeur perdue de la mer (Fayard, 2000), Chronique des esprits (Dumerchez, 2000), Le jour (Bleu d’encre, 2012). Il est également l’auteur d’un essai sur l’écrivain Jean-Marie Le Sidaner, Le cercle de la rose (Ville de Charleville-Mézières, 2003), ainsi que d’un journal imaginaire de Jean-Sébastien Bach, «Et ta main fermera mes yeux…» (Fondencre, 2013). Traducteur, il a creusé le sillon de la latinité tardive et médiévale, avec des traductions de saint Jérôme (Vivre au désert, éditions Jérôme Millon, 1992 ; 2e éd., 2018), Prudence (Au fil des jours et autres poèmes, Orphée/La Différence, 1995) et Jacques de Vitry (Vie de Marie d’Oignies, Babel/Actes Sud, 1997). Il a également traduit de l’anglais Toujours un compte à rendre et autres poèmes de l’ancien président des États-Unis Jimmy Carter (Buchet-Chastel, 2010). Ces publications l’ont amené à présenter son travail sous forme de lectures publiques dans des bibliothèques, des centres culturels, et à la radio. Il a ainsi participé à l’émission d’André Velter sur France Culture, « Poésie sur parole» (en 2000 et 2003), et à celle de Sophie Nauleau, «Ça rime à quoi?» (en 2010). Il a été invité à la 16e édition du festival de poésie de Lodève, «Voix de la Méditerranée», en juillet 2013. Dernière publication : Béquille d’école, Éditions Conférence, 2021.