Jean-Marie Corbusier, Yves Namur, « L’écrit se creuse », lu par Marc Wetzel (III, 6, notes de lecture)


Dialogue interpoétique à partir d’un vers de Paul Celan par Yves Namur et Jean-Marie Corbusier : approche courageuse des abysses.


Le principe de cette petite collection : deux poètes s’entre-répondent (leurs strophes respectives alternent, l’écriture de chacun relancée par sa dernière lecture de l’autre) sur un thème (ici, ce que devient et ce que vaut l’acte d’écrire) lancé par l’un, accompagné et incurvé par l’autre, vers quelque chose qu’ils découvrent à mesure et ensemble.

La question est donc tout de suite : que peuvent donc deux poètes l’un pour l’autre (qu’un seul ne pourrait ni pour lui-même ni pour les autres ; que deux danseurs, ou deux musiciens, ou même deux clowns n’obtiendraient pourtant pas semblablement d’eux-mêmes ; qui puisse aussi intéresser et instruire le lecteur de ce dialogue d’écrits ; dont, enfin, l’entre-composition, pacifique et résolue à la fois, les occupe exclusivement en poètes – et non en essayistes, en critiques, en théoriciens, en camarades mêmes … qu’ils sont ou pourraient être par ailleurs, mais qu’ils ont soigneusement laissé sur le seuil de leur rencontre) ?

Chacun, comme dans un dialogue vivant, acceptant d’être modifié dans ce qu’il en comprend, comme de faire avec ce qui lui échappe, c’est-à-dire se servant – comme dit Valéry – de la « machine à vivre » de l’autre, au détriment comme au profit de la sienne propre. Deux inspirations se serrant sans discontinuer la main, quoi de plus risqué et loyal (ou ardu et fécond) à la fois ?

Deux poètes de même génération, septuagénaires – qui ont donc connu le monde qui a formé l’autre, et dont chacun sait ce que vivre lui a été. Jean-Marie Corbusier, peut-être plus sérieux, plus justicier, plus solitaire, plus contemplatif – un pianiste qui tremperait Giono dans de l’expressionnisme abstrait –, et Yves Namur plus joueur, plus accommodant, plus sociable, plus praticien ou manieur de faits et de choses – un médecin soucieux de la santé du réel, qui en palperait les traces par insistants chatouillis –, mais les deux aussi lucides (peu disponibles au mensonge, ne quittant guère des tempes l’avancée de la mort) et aussi profonds (arrimés au mystère tant que celui-ci reste formulable, et comme respectueux du vertige de l’autre). Et les deux, que leur œuvre prédispose à méditer utilement (l’un par l’autre, pour nous) ce thème ainsi choisi chez Paul Celan (« l’écrit se creuse »), Corbusier parce que sa poésie est fidèle à ce qu’il énonce de la poésie en général (« une écoute du chant du monde devenu mots »), Namur parce que sa fidélité personnelle à l’esprit de Celan (« creuser le malheur ») a, naturellement, la patience et la vigilante et bien informée solidarité du médecin qu’il reste, comme le disait par exemple sa récente Nuit Amère : « creuse jusqu’où le cœur des obscurs est allé un jour » (p.12).

Maintenant, il ne faut pas cacher l’extraordinaire difficulté du thème choisi. « L’écrit se creuse », commençait donc un jour Celan … c’est-à-dire ? Sous la formule opaque (et assez inquiétante), on devine quand même trois éléments sûrs. D’abord, bien sûr, le souci humaniste : tout écrit poétique (digne de ce nom) doit creuser le malheur interhumain, celui par exemple chez Celan, au hasard de l’œuvre, « des voix brisées », « des chambres fermées », « des hommes nus qui ne posent aucune question » …, ce que Namur, plus ludiquement mais précisément appelle quelque part « le bol sans fond qui nous tient lieu de pitance ». Ensuite, l’idée toute simple qu’un écrit s’approfondit à proportion même de l’approfondissement de monde qu’il aura mené à bien (comme un mineur tient son mérite – et sa fortune ? – au bout de sa pioche). Enfin et surtout (mais voilà le difficile) parce qu’écrire est inscrire des traces, et que la nature (par les marques, empreintes, sillages et vestiges qu’elle laisse, sur elle, de sa propre activité) en fait déjà autant, mais d’une « écriture » qu’elle ne lit pas elle-même, dont elle ne relève pas le sens. Mais l’écrit humain doit restituer cette mémoire inconsciente du monde, le résidu toujours spatial de son aventure toujours temporelle, voir « se creuser » donc (comme le font les accents d’une voix, les traits d’une face, les allures du clapot, les viscères d’un randonneur) toute réalité en devenir, qui interminablement colmate et recrée ses propres vides. Car c’est cela, l’écriture temporelle de la réalité (temporelle parce que si le réel ne se maintient qu’en se rendant toujours à nouveau possible, il ne dispose que d’un présent à la fois, ne pouvant remplir de présence l’à-venir qu’en en vidant strictement d’autant le présent en cours) qui est visée et explorée ici, dans ce deuil de soi fécond du temps (qui ne coule que de soi, et, comme le remarquait Celan dans Le Méridien, qui met tout moment à distance des autres moments, mais d’une distance qui – contrairement à la spatiale – n’est pour autant pas complète absence). Corbusier et Namur cherchent ici, après Celan, l’écriture humaine qui saurait tout bonnement en faire autant. En donnant en quelque sorte aux choses mêmes les moyens de parler (attentifs qu’ils sont à leur vie de créatures, non de Dieu, mais de l’auto-renouvellement même du monde, soucieux qu’ils sont de ce que font les choses de ce qui les fonde et du chemin qui les porte au-delà d’elles-mêmes), l’esprit faisant simplement tenir à la disposition des choses cette provenance et cette destination qu’elles sont, sans pourtant pouvoir seules les avoir et en jouir distinctement. Alors, entre les lèvres humaines, un « éclat » du monde, soudain, « fait souche », et, réciproquement, les lignes d’un livre célèbrent, anticipent et secondent les muettes lignes de force de ce que la réalité naturelle attend d’elle-même. Deux extraits qui se répondent le disent (d’abord Corbusier, puis Namur, p.6-7) :

Ces deux bords
ces lèvres à perte de voix
parole détachée nue
fragile à vivre
      l’éclat fait souche
soif noyée
par la soif

Et toujours un silence
au bord du gouffre
tout au bord des lèvres
– c’est un rectangle sans limites
                              ou une page
qui n’est pas encore
                                 écrite
qui attend que viennent le feu
le cercle rouge
                  et l’éclat –

On voit que les strophes alternées sont assez brèves. L’avantage est que l’instrument qu’est ici chacun n’a pas le temps de se désaccorder, mais difficulté : l’inspiration de chacun y est comme sciemment interrompue, ou ne peut être retrouvée qu’après avoir été ainsi déroutée, décrochée de sa ligne acquise, sous la menace d’un divorce des Muses. Mais la tension induite est utile et franche : chacun à son tour s’adresse à l’effort, pour un temps silencieux, que l’autre vient de faire sur lui-même. Et l’effort est aussi celui du suivant, qui intercepte moins le message reçu qu’il ne porte, qu’il ne charge sur lui-même, directement, son messager : il doit assumer, mais imprévisiblement, la réponse venue à sa rencontre. Comme le serait un petit fragment d’évolution naturelle soudain présente à ses propres mutations, ou comme informée de ses derniers éclats !

Enfin, chez les deux auteurs, se retrouve le thème de l’étoile (l’indigène, la laïque, hors-rédemption, qui ne brille pas pour notre salut !) ou du soleil réel : l’étoile matérielle, là-bas, qui ne brille que parce que d’abord son noyau brûle, et que l’auto-compression de sa gravité transmue sa composition : l’étoile n’éclaire donc au loin que s’allumant d’abord à la nuit de sa propre asphyxie, de son infernale compacification. Tout poétique « éclat » de présence (l’étoile du sens) surgit, au fond, dans les mêmes conditions. Et comme chaque génération d’étoiles enrichit les éléments issus de la précédente ; comme chaque étoile se sépare de ses sœurs, à l’amiable, dans leur local berceau ; comme aussi elle laisse hors d’elle quelque chose de la matière dont elle se forme pour en laisser naître quelques planètes … ainsi deux lumineux écrits se sont-ils, pour nous, ici creusés l’un l’autre : leur rencontre fut pour nous celle même du réel.

Valéry avait donc raison d’affirmer que, créer, la nature le fait déjà, ajoutant que l’homme n’y ajoute guère que « faire semblant de créer ». Mais il a tort aussi, car certains (en voici en tout cas deux) font mieux, et autre chose, que semblant. Parfois, la parole est donc autre chose que « le moyen de se multiplier dans le néant », quand, dans un écrit, justement, elle se creuse elle-même. C’est qu’elle craint noblement sa propre absurdité, là où l’animal (ajoutait-il), à l’inverse, « ne craint que contraint de craindre ».

Marc Wetzel

P.S. On pourra apprécier à nouveau la juste saveur de cette collection dans deux autres petits (et remarquables) volumes : le duo Antoine Émaz et James Sacré (dans Sans place ), et le duo Jean-Pierre Chambon et Michaël Gluck (dans Une motte de terre). Yves Namur lui-même y avait d’ailleurs déjà dialogué avec Jacques Ancet dans La pluie.

Jean-Marie Corbusier, Yves Namur, L’écrit se creuse , Éditions Méridianes, collection Duo, juin 2025, 20 pages, 12€