Arthur Scanu, « Second souffle », (III, 6, anthologie permanente, choix et commentaire de Marc Wetzel)


Marc Wetzel a souhaité faire partager la poésie d’un jeune poète entendu fin juillet 2025 aux Voix Vives de Sète


On t’a donné trois voeux

toi tu ne veux
ni un palais surplombant l’océan
ni la gloire impossible
ni le pouvoir de dire assis couché debout à l’existence

seulement
une inspiration longue
une expiration lente
être à nouveau léger
comme un petit vent chaud (p.32)


Maintenant

tout est si loin
si haut
qu’un escalier est devenu insurmontable
et que nos yeux s’essoufflent
à regarder au loin

tout est si loin
si haut
qu’on est pris de vertige
rien qu’à se regarder dans un miroir… (p.40)


… mon corps est un vieux paysage
que j’ai appris à détester (p.42)


Je me réveille avec mon corps

lui et moi
nous prenons un café

nous prenons une douche
et je le lave

nous discutons de nos envies pour la journée
mais je n’ai pas le dernier mot

lui ne veut pas bouger
moi je voudrais courir
au moins sortir

lui prend nos traitements
moi je dois les subir

et tous les deux nous attendons
le jour où nous nous referons confiance (p.28)


Tu as la gorge sèche et les poumons pleins d’eau

tu ressembles à un puits un jour de canicule
et tu voudrais te lancer une pièce
pour pouvoir faire un voeu (p.29)


Ma pneumologue a dit le bilan n’est pas bon
il faut perdre du poids
on va changer les doses

mon psychologue a dit qu’il faut du lâcher-prise
et qu’il faut que j’apprenne à m’aimer

ce matin ma balance avait pris deux kilos

mon coach continue ses encouragements
mais ce n’est pas gagné

la femme que j’ai vue dans la publicité
a dit qu’avec un seul produit
je pouvais rajeunir de quinze ans
qu’avec son tout nouveau programme amincissant
je pouvais perdre jusqu’à vingt kilos

mon kinésithérapeute a dit que j’ai le dos le plus tendu
que j’ai la nuque la plus raide
et qu’il me faut de l’exercice

ma voyante a prévu que ma vie changerait
dans les six prochains mois
grâce à Vénus ou à Mercure

ma naturopathe a dit que j’ai trop de sommeil en retard
des mois
ou des années de sommeil en retard

puis ma nutritionniste a dit que je manquais de fer

apparemment
il n’y a plus que moi
qui ne sais plus quoi faire (p.22)


Gonflez-moi à l’hélium
que je m’envole au moins
au milieu des lâchers de ballons
qui s’en vont lentement
rejoindre les derniers nuages (p.27)


Un soir j’ai réuni la culpabilité
la douleur et l’angoisse dans une pièce

je me suis approché lentement

je n’ai rien dit

et je les ai frappées
aussi fort que j’ai pu

puis je suis sorti
en refermant la porte à clé
avec un grand soulagement (p.69)


Venez tous près de moi
pour qu’on se constitue ensemble
un corps
capable de survivre encore un peu

que l’un donne un bras fort
que l’autre donne un dos solide
une bouche amoureuse
un regard persuadé
une main capable de douceur

venez tous près de moi
pour nous refaire ensemble
un monde tolérable (p.52)


Puisque plus rien ne suffira
pour oublier qu’on est en train de vivre
retournons vivre
où nous avons pleuré

c’est déjà ça

laisser quelques beaux souvenirs
par-dessus la douleur (p.73)


… et quand je serai mort
écrivez sur mes os
des choses réconfortantes
avec mes cendres
écrivez sur les murs
des choses réconfortantes
plutôt que de les disperser (p.68)


… combien de vies me faudra-t-il
pour te rendre un centième
de ce que tu mérites ?

quelques millions de vies peut-être
même si je sais bien
que tu répéteras pour ces millions de vies
que je ne te dois rien (p.24)



Entendu (et découvert) cette fin de juillet 2025 au festival des Voix Vives de Sète, ce jeune (30 ans) poète ose retour à une poésie sentimentale, et c’est une réjouissante réussite. D’autant qu’il ne s’agit pas ici d’amour (du moins pas directement), mais de la vieille garde des sentiments (des affects qui intégrent à – ou excluent d’ – un tout qui nous importe : tendresse, amertume, compassion, pudeur, susceptibilité, gratitude, lassitude, confiance …), puisque le père (Patrice) du poète souffrant de symptômes avancés de BPCO – la trop peu prise en compte « broncho-pneumopathie-chronique-obstructive », le plus souvent post-tabagique, qui asphyxie lentement mais sûrement son porteur – son fils se propose ici, faute de savoir respirer pour lui, d’offrir littéralement un souffle poétique d’appoint. Et c’est ici réel, au sens précis où la poésie est la seule parole dont le sens, en effet, respire, c’est-à-dire doit fluer et refluer pour être compris, comme si le chant des mots détachait de ceux-ci quelque énergie passant dans qui les enregistre et assimile leur cours. Et l’ouvertement « sentimental » ici (présence réconfortante, auxiliariat rythmique, ou suggestions de revivre …) tient à ce que, dit l’auteur en une utile et sobre postface, la poésie nous accorde, par principe, à ce qu’on en éprouve, et nous permet de refaire nôtre le souffle de vie qu’elle formule.
Beau et frais recueil : un père qui ne trouve plus la force de rire de ce qui lui arrive (« je ne veux pas que mon dernier baiser soit un bouche-à-bouche », p.34) trouve ici en son fils-poète quelqu’un qui sait s’en délicatement gausser pour lui (et pour nous) : assez fils pour former quasiment auto-dérision, assez poète pour que la détresse chante soudain juste. Justes leçons de vie alors : d’abord l’obstacle réel est au moins l’occasion de ruiner les murs imaginaires. Ensuite la finitude est normalement faite pour s’accélérer en son bout. Et puis toute maladie éclaire rudement, mais impartialement, sur ce qu’on aurait fait de sa santé. Et la maladie physique permet, de plus (ce que la psychique ne permettrait pas) de jouer, non bien sûr de la maladie même, mais au moins de son être-malade (un peu comme une coupure de courant donne de deviner mieux la nuit qu’il y avait en nous). Enfin, le panorama forcé de la pathologie offre sur « ce grand peut-être qu’on appelle la joie » (p.30) une vue imprenable : « Ne sachant plus quoi faire j’ai réappris à vivre » fait se dire Arthur à Patrice. Décidément, par le titre de sa postface « Quand dire, c’est panser », ce libre poète de l’empathie filiale et de l’affinité constructive s’est rigoureusement résumé.

Marc Wetzel

Arthur Scanu, Second souffle, Editions Bruno Doucey, 80 pages, février 2025, 14€