Jean Daive, “Le Dernier mur”, lu par Jean-Claude Leroy


Jean-Claude Leroy explore ici pour les lecteurs de Poesibao cet important recueil d’entretiens radiophoniques de Jean Daive avec divers artistes.


 

Jean Daive, Le Dernier mur, L’Atelier contemporain, 280 p., 40 illustrations, 2024, 25 €


Le poète Jean Daive fut un homme de radio du temps où existait une radio à l’écoute. À partir des nombreux entretiens qu’il a menés avec divers artistes et intellectuels, une série de livres a été entreprise avec les éditions L’Atelier contemporain. C’est ici le 3e volume qui arrive, intitulé Le Dernier mur. On y entend les voix de Zoran Mušič, Eugène Leroy, Jean Le Gac, Georges Didi-Huberman, Jorge Camacho, Aurélie Nemours, François Rouan, Kiki Smith et pas mal d’autres.

Par une même manière de « donner à voir », (en songeant à Éluard, pourquoi pas ?), la magie radiophonique est sans doute cousine de la magie de l’écriture, aussi ces ouvrages sont-ils opérants autant qu’instructifs, ils ont une dimension poétique par leur économie même et les tonalités qui s’en dégagent.

Jean Daive n’a pas son pareil pour oser des questions abruptes quand elles ne sont pas adroitement décalées. Cela veut paraître un jeu, lequel n’est pas sans efficace, et la pensée peut alors cheminer sur un fil et ouvrir une piste. Encrés dans la page, redessinés, ses dialogues équilibristes s’avèrent sereins et malins, on les suit avec intérêt, parfois intrigué ou surpris.

« Jean Daive : Comment vous est venue l’idée, le choix de devenir peintre ?
Zoran Mušič : Je ne sais pas… J’avais envie de dessiner, de… À certains moments il faut choisir. […] C’est peut-être parce que je pensais que la seule chose pour vivre libre était de faire la peinture. » [p. 94]

Quand Daive évoque le fait, pour l’historien de l’art d’être placé « sous l’image », Didi-Huberman rebondit, pour lui, ce qui importe c’est d’être, non pas « sous l’image », mais « à même l’image », car « L’image, ce n’est pas une surface, c’est beaucoup plus complexe. Une image de la substance, c’est du temps, c’est de la matière. C’est un remous, l’image. » [p. 157]

Ailleurs, avec Eugène Leroy, par exemple, ou à propos de Joerg Ortner, il est question de saturation et de solitude. Leroy rechigne à parler de la solitude qui fut peut-être la sienne avant sa reconnaissance par Michaël Werner et Baselitz, avant sa rencontre avec Valentine… Plus loin, il confie que jadis, sans doute du temps qu’il était trop seul – mais il ne le dit pas –, il a joué avec le mot, la métaphore, « incroyablement croyant que la peinture était toujours la métaphore ». [p. 150]

Et il y a donc, comme en supplément hors microphone, ces deux lettres de Daive adressée à son ami Alain Veinstein, à propos d’une fresque de Joerg Ortner à Lucca. Il y est, là encore, question de la solitude de ce très remarquable artiste, peintre et graveur d’origine autrichienne, Ortner. De la situation après-guerre, du rapport au père, attendu, absent. « Je comprends très bien, écrit Daive, les études savantes, sévères, rigoureuses qui ne font pas de différence entre l’image, les sciences, les mathématiques. […] Il y a toujours ce rêve allemand ou germanique de faire la synthèse de la poésie, de la philosophie et des sciences. C’était un des grands rêves de Joerg. » Débarqué à Paris en 1961, sur une injonction d’Henri Langlois (nous précise Jean Daive) Ortner avait appris le français en lisant Papiers collés de Perros, où il est écrit : « Vivre, c’est passer l’oral. »

Ainsi, par bribes, par traces, pierres semées dans un paysage sans fin, loin des allures théoriciennes, ce livre se déguste comme un compagnonnage fertile dont on retiendra les dévoilements, les confidences, les formulations, au gré des pas effectués de concert, au gré des pages comme au gré des heures, des jours.

« Kiki Smith : … une de mes expériences les plus importantes a été de voir à Colmar le triptyque de Grünewald, parce que le mot est devenu chair.
Maintenant je supporte de voir. Quand j’étais plus jeune, j’avais du mal à regarder, parce que tout cela a un poids émotionnel. Tous ces peintres comme des Dürer regardaient vraiment les détails, et montraient. Maintenant je peux rester à regarder cela. Mais avant je ne pouvais pas.

Jean Daive : Quand je regarde vos sculptures, je remarque les détails ou bien il y a une plaie ou une blessure qui rappelle justement Grünewald ou Dürer ? Vous semblez très sensible à la peau : la peau sur la sculpture a une fragilité, je retrouve la fragilité de la peau.
Kiki Smith : J’aime beaucoup le travail que les autres artistes ont fait même à travers les siècles et je voudrais avoir l’expérience de ce que les autres ont fait. 
» [p. 86]

Quant au titre, Le Dernier mur, on en trouve une illustration avec une photo d’archives datant de peut-être 1942, Jean Daive avait un an, image en noir blanc, floue, un muret à l’arrière d’un terrain vague, en fait : « Jardin de l’enfance et son mur du fond. » Voici que l’homme qui entend nous glisse une proposition secrète en même temps qu’une énigme, on dirait bien que c’est là son geste préféré.

Jean-Claude Leroy

Jean Daive, Le Dernier mur, L’Atelier contemporain, 280 p., 40 illustrations, 2024, 25 €