On ouvre la vitrine poésie virtuelle du vendredi 29 mars 2024 pour y feuilleter quelques-uns des livres qui s’y trouvent.
[Patrick Beurard-Valdoye – la revue Europe – Albane Gelé & Patrick Dubost – Patrick Wateau]
1. Patrick Beurard-Valdoye, Lamenta des murs, Flammarion, 2024 (en librairie le 10 avril 2024), 24€
Présentation sur le site de l’éditeur (on peut y feuilleter quelques pages du livre)
Nous allons de maison en maison. À l’abri, nous ne connaissons pas le repos. Il reste à trouver une maison pour les vivants qui ont abandonné la leur. Et même, une maison pour les morts.
Une barge traverse la tempête, véhiculant des liens mystérieux entre les faits, la houle et les mots. Traverser c ’est traduire. Écrire, c’est traduire un livre au secret. Quand les mots n’ont plus de maison, qu’est-ce qui en découle ?
Il y a une étrange analogie entre les migrandts qui, depuis les dunes de Flandre, empruntent toutes sortes d’embarcations, et les soldats qui, en juin 1940, tentent aussi l’impossible vers l’Angleterre. Chaque exilé sur ces bateaux est mon père jeune, traumatisé par cet exode létal. Il épouse une Démaison.
L’Irlandaise Kate fait aussi passer des réfugiés par la Manche. Puis c’est Ravensbrück.
Antonin Artaud va rendre la « canne de Saint Patrick » aux Irlandais. Il irait jusqu’au Purgatoire de saint Patrick. Marteau, va ! Il échoue derrière les murs d’une prison hantée par les Républicains. Viennent les maisons de fous.
Sur une île d’Aran, la maison d’Artaud enfin trouvée est à l’abandon. Une momie de chat gît au pied du poêle à briquettes de tourbe. De deux briquettes et de beurre, Joseph Beuys prépare son sandwich Énergie irlandaise. Ayant appris l’anglais dans Finnegans Wake, il élabore un Secret Block in Ireland. Et son université hors les murs. Il est au premier rang quand Ivan Illich confère avec allégresse sur le contre-productif ; sur de nouvelles manières de transmettre et de soigner. Ils aiment la bicyclette autant que l’exilé James Joyce. Les mots n’ont plus de valeur faciale. Sur Aran enfin, Illich marche sur les pas d’Artaud.
Partout, des murs – et même des murs d’eau – qui ont des oreilles. Derrière, les mots entravés sont comme des plans d’évasion que traduit mal le dehors sur ses gardes. Comment emprisonner la violence en chaque mot ? Un cours d’eau pourrait fluidifier les blocs de forme. Car c’est surtout depuis le lit des rivières que la terre promise parle en nous.
Après 40 ans dans les zones d’ombre de l’histoire européenne, le « Cycle des exils » se boucle avec ce huitième volume.
Un extrait choisi par Poesibao
ASILE maison spéciale de santé , l’entrée principale trouée par
le rempart , quoi de plus proche de l’asile que l’exil ,
la longue allée aux rangs de 26 marronniers dès la première
intersection , les larmes au nez des marronniers , la section
des internés d’office , la division des hommes , la division des
femmes , le porche de l’asile où des envoûtés sont postés ,
le long passage couvert dans l’entre , la chapelle salle des fêtes
les cuisines la salle des morts l’usine à gaz la buanderie surmontée
de sa tour , les bains centraux , les services généraux avec vestiaire
au deuxième , les effets rivés sous linceuls crochetés d’épingles ,
l’étiquette avec matricule nom et date d’entrée
affre clef crémone crac rouille grince pêne mortaise fonte gâche
de serrure broche encoche porche en chêne chasse-broche
le quartier 6 des agités , le quartier 5 des chroniques , le 4 des épileptiques , le 2 des gâteux , au 1 des travailleurs Artaud jamais
au midi vers la rivière le bois disane le pré de la bouteille la
guette le gorre et le fossé du gorre le trou à sable les tournelles
la haute île la grande noue le pont de la forêt la blanche chemise
pierre au lard le petit paris et plus à l’orient c’est terre-ciel avec
le 113 et le Révélé entre
ARTAUD 65,5 kg exposé aux manœuvres obscènes des initiés qui
cernent les quartiers , Monsieur Artaud purifie la cour à partir du
fond , se bloquant lui-même , soufflant , sifflant , dès 13 h 30 il
renifle en l’épais de l’arriéré , ouvre la voie à Monsieur Jean
l’infirmier-psy , pouce joint à l’index noueux en chasse-
démons , expulse salive (…)
pp. 207-208
*
2. Europe, n° 1140, avril 2024, Thomas de Quincey, Jacques Abeille, Bernard Collin, 22€
On peut découvrir ici le sommaire et la préface
Présentation sur le site de la revue
THOMAS DE QUINCEY
Thomas De Quincey (1785-1859) fut assurément l’un des plus grands prosateurs anglais du XIXe siècle. Admirateur et ami de Wordsworth et Coleridge, il aura constitué son œuvre dans le sillage du romantisme, même si par certains aspects elle annonce déjà la littérature de l’ère victorienne. Écrivain aux multiples facettes, on le connaît surtout aujourd’hui pour quelques ouvrages aussi singuliers par leur propos que par leur style — cette prose unique, faite des « volutes d’une longue phrase qui se déroule en spirales et s’élève de plus en plus haut », selon Virginia Woolf.
La vie de Thomas de Quincey aura été marquée par l’expérience de l’opium — de la dépendance et du sevrage — qui habite toute son œuvre, bien au-delà des quelques textes où il l’évoque directement. Excellant aussi bien dans l’autobiographie, les essais que dans des fictions ayant leur source dans l’imagination la plus débridée, il sut mêler comme personne l’extrême précision du chroniqueur et une fantaisie proprement visionnaire. « Je ne dois à personne d’autre tant d’heures de bonheur personnel », écrivait Jorge Luis Borges qui se demandait s’il aurait pu exister sans De Quincey. Cet écrivain à l’esprit subtil, non dénué d’ironie et souvent subversif, a nourri en France même la réflexion de nombreux auteurs, de Baudelaire à Berlioz, de Roland Barthes et Michel Foucault à Jacques Derrida.
JACQUES ABEILLE
Romancier, nouvelliste et poète, Jacques Abeille (1942-2022) était un homme secret. C’était parmi les fous littéraires qu’il se sentait le mieux à sa place. Étonnant explorateur des territoires inconnus de l’imaginaire, il considérait Gérard de Nerval comme « son ami le plus intime ». Il partageait avec lui la primauté du rêve dans l’exercice de la pensée. Mais là où l’auteur d’Aurélia a vécu ce qu’il appelle « l’épanchement du rêve dans la vie réelle », Jacques Abeille a suivi le chemin inverse : il a transposé le réel dans le rêve.
BERNARD COLLIN
Depuis des décennies, Bernard Collin écrit chaque jour 22 lignes dans un cahier à spirales et réserve le dimanche à la peinture. Tous ses livres publiés depuis 1960 sont ceux d’un écrivain inclassable dont la prose fut saluée en son temps par Henri Michaux. « Alors, à quoi ça ressemble Bernard Collin ? s’interroge ici même Bernard Chambaz. « Ça ne ressemble à rien, et c’est très beau. »
Extrait choisi par Poesibao
Sur Bernard Collin, article de Bernard Chambaz :
« La langue respire dans la durée d’un mot voire d’une lettre à l’autre. Il s’agit – dit Bernard Collin – de passer toute la langue « par l’anneau d’une syllabe ». On imagine le travail. On peut imaginer l’exigence, la passion décidément, l’intégrité. N’importe quel jour vient le confirmer : le livre entier renvoie à chaque mot, au vide sur lequel il s’appuie, en répond, dans une cohésion extrême. »
p. 247
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3. Albane Gellé & Patrick Dubost, Abécédaire de vive gratitude & 36 merci (+1) comme 36 chandelles (+1) sous un ciel étoilé, LansKine, 2024, 15€
Extraits choisis par Poesibao
ALBANE GELLÉ
merci aux entrées libres, aux éléphants, aux enterrements de feuilles mortes, à l’eau qui coule, à l’eau qui pleut, à l’eau qui dort au fond des lacs, aux enchevêtrements, à l’éternité de la lumière, aux envolées, aux échappées aux enlacements et aux étreintes, merci aux escabeaux, aux escaliers, aux élégants, aux écureuils, merci aux enfants d’ici, d’ailleurs, aux enfants des autres, à nos à enfants, à nous enfants, au petit e qui met le mot au féminin, à l’émotion au coin des lèvres, aux églises vénitiennes, aux éviers débouchés
PATRICK DUBOST
2
Merci aux petits riens
et aux grands touts
qui ne diffèrent
que de très peu
Merci au saurien
qui ne saurait
ne rien savoir
Merci au savant fou
qui s’en fout
& fout rien
Merci aux jeux de mots
ridicules & aux petits jeux
qui n’ouvrent sur rien.
Merci au nécessaire
oublié dans un placard
1
Merci aux neurones
qui n’ont pas la parole
mais presque & un merci
angélique aux nuages
qui n’ont pas la parole
(mais presque).
*
4. Patrick Wateau, Halage, Le Cadran ligné, 2024, 16€
Présentation sur le site de l’éditeur
Composé de sept sections, le recueil Halage fait alterner des séquences de poèmes brefs avec des poèmes plus longs. Dans les deux cas, il s’agit d’explorer les limites du langage et du dicible, et le poème use de la fulgurance de l’image poétique pour tenter de percer ce qui ne peut être dit. À la fois existentielle et spéculative, l’écriture du poète semble extrêmement ramassée et lapidaire, et elle n’est pas sans une certaine violence. Mais si elle est ramassée et lapidaire, elle l’est d’abord un peu comme on prend un caillou et qu’on le jette contre le paysage qui fait obstacle : afin de tenter de passer outre. Le caractère abrupt de cette écriture, notamment parce que la syntaxe est souvent perturbée par un goût affirmé de la concision et du resserrement, est toutefois compensé par une grande clarté des images. Celles-ci témoignent de ce que, sous l’apparente intellectualité et aridité de l’écriture, existe une poésie qui repose avant tout sur une expérience sensible.
Extrait choisi par Poesibao
Chienner sa vie
le régulaire des jours
On lave ses racines avec l’exil
On
dans une chambre
où
l’air est fermé
gravier sans gravir
et pattes de moineau
On s’arrête à la peau
Aux quatre discrétions
Nos jours ne finiront pas avec nous
(p. 53)
Vivre de bref
repose à tous les êtres
On aide à temps l’instant
étendu en sablier
On remonte les origines
avec le supplément
La sortie cherche aussi
(p. 55)