Les allers et retours entre le français et l’italien de Jean-Charles Vegliante explorés ici pour « Poesibao » par Valérie T. Bravaccio
Jean-Charles Vegliante, Incontri, seguito da Altre Babeli, Interno Poesia, 2023, 200 p., 18€
Le titre en italien Incontri, seguito da Altre Babeli indique d’emblée que Jean-Charles Vegliante a composé de nombreux textes en italien dans ce nouveau recueil. En langue italienne, Incontri, ce sont des rencontres, des échanges entre personnes. On peut se demander pourquoi il a choisi ce titre car ses recueils antérieurs ont toujours été peuplés aussi de noms de nombreux poètes vivants et morts, avec lesquels il maintient une relation plus ou moins à distance. Selon moi, ce recueil révèle son goût pour l’ironie et met davantage en perspective des relations plus étroites avec certains poètes particuliers et certains amis (Pagliarani, p.30, ou Castellin, p.48-49).
Incontri, c’est un mot important pour Vittorio Sereni dans son recueil Gli Strumenti Umani (Torino, Einaudi, 1965) dont une partie est titrée « Apparizioni o incontri ». Est-ce un hasard si ce recueil de Sereni et celui de Vegliante, Incontri…, sont structurés en cinq parties ? Peut-être. Mais lorsque Vegliante écrit une poésie sur l’inévitable temps qui passe (p.76), on ne peut s’empêcher de faire ce lien thématique entre eux. Toutefois Vegliante semble s’en amuser. Il se préserve (et nous préserve) des idées noires (Idee nere, p.184) en les chassant, ici, au moyen de l’acrostiche qui forme le mot italien VIA (oust).
L’autre terme de Vittorio Sereni, « Apparizioni » (Apparitions), pourrait illustrer ce surplus de communication qui n’apparaît pas immédiatement lors d’une toute première lecture et auquel on doit trouver une clé d’interprétation. Énigme (de) poétique (p.39) en est l’exemple le plus explicite car la poésie dit ce qu’elle montre, ce qu’elle fait :
Cherche ce qui est au centre
De chaque souffle du vers :
Comme un coffre reste ouvert
Tu verras céder dans l’air
Le son de lèvres charmantes…
Le crois-tu ? Non, dit la tendre :
J’aime autant quitter le jeu
Où le lasso de tes « feux »
Me donne affres et affreux
Présages – grange pour rendre
Moins refroidi ton hiver !
(Peut-être est-ce ton Ellie)
Au centre de la composition, des mots en gras font apparaître un message phonique (qui-sou-fre-cé-lèv-qui-so-fre-gran-di-ce) en attente de recomposition en langue française : « qui souffre s’élève (Non), qui s’offre grandisse ». Ce texte, destiné à Edoardo Sanguineti à l’occasion de ses 75 ans, en 2005, était privé alors de la parenthèse finale. Cette poésie révèle des points en commun entre Vegliante et Sanguineti : le goût du jeu, du sarcasme et de l’ironie.
Le thème des rencontres va se déployer en Incontri physiques, lors d’événements culturels, comme on peut en lire, justement, au cœur de ce nouveau recueil. Lors de la lecture de Art poétique (p.94), on imagine des poètes contemporains en train d’interroger Vegliante sur sa poétique : « On me demande : Mais quelle poésie ? », (v.1). Puis, il liste leurs (ou ses) propositions, « – Une poésie énigmatique (Bart Vonck)/ Une poésie commune (Mario Benedetti)/ Une poésie gentiment insolente (Daniel Biga) […] »vv.2-4). Ce type de rencontres, au cours desquelles des poètes s’intéressent à ses compostions, est plutôt rare. Et on peut se demander pourquoi Vegliante n’a pas précisé, dans ses compositions, le lieu de ces rencontres, voire, pourquoi il n’a pas mentionné à quelle occasion ont eu lieu ces rencontres. Peut-être se réfère-t-il à l’événement culturel majeur, en 2021: la commémoration du 700° anniversaire de la mort de Dante Alighieri ? En effet, nous savons que Vegliante a assisté à de nombreux événements en qualité de traducteur de Dante. La poésie intitulée 2021 (p.119) témoigne de cet événement car elle commence par « Pour ton centenaire » et le récit se focalise sur l’atmosphère ressentie par le narrateur :
2021
Pour ton centenaire ici beaucoup coassent
se bousculent pour être tes interprètes ;
tel rogne ton vers, ou fait rimes cocasses,
tel en rajoute, ou tard venu se la pète,
qui pose à l’expert, qui veut juste la place.
Pour moi j’ai aimé te faire aimer poète.
Lors des commémorations règnent une confusion physique (coassent, bousculent) et une confusion intellectuelle (tel rogne ton vers, ou fait rimes cocasses), voire une atmosphère vulgaire (tel en rajoute, ou tard venu se la pète). Le narrateur s’adresse directement à Dante Alighieri en le tutoyant (ton centenaire) afin de lui décrire la façon dont on le célèbre de nos jours, comme s’il était lecteur de ces deux terzine rimées avec des mots paroxytoniques (coassent / interprètes / cocasses / pète / place / poète) qui rappellent les parole piane italiennes. La rigueur structurelle de l’ensemble et des hendécasyllabes (vers impairs de onze syllabes), sont le plus bel hommage que l’on puisse faire au poète de La Commedia.
Cette maîtrise de l’écriture en vers demande du temps et un profond engagement. Or, à la lecture de deux poésies, Belle lettere & Tremore nelle lettere, on comprend, d’après leur ton sarcastique, que d’autres traducteurs ne sont pas autant engagés. Ainsi, comme Dante Alighieri relevait les travers de ses contemporains, Vegliante révèle, lui aussi, les travers de René De Ceccaty et de Michel Orcel (p. 64-65), en les exprimant de façon sarcastique, c’est-à-dire avec deux niveaux de lectures possibles :
Belle lettere
Ora Ceccàty diventa seccante
Da traduttor dei traduttor di Dante
Tremore nelle Lettere
Come fa il Ceccattì?
Non smette di tradurre!
Come si puó ridurre
Dieci Poemi al dì?
Enfin Michel O. vint
traduction à la main
ayant fait son butin
des tourneurs plus anciens
Apparemment, leur travers principal est la superficialité et Vegliante s’en amuse en reproduisant leurs défauts dans ses compositions. Les rimes (vint/main/butin/anciens) transmettent une impression de lourdeur. Ici, le sarcasme réside dans la poésie car elle reproduit le travers principal : les rimes. Puis, l’association des mots « Ceccàty »/« seccante » qualifie le traducteur d’ennuyeux à entendre (la répétition « traduttor » amplifie d’autant plus le ressenti du narrateur). Toutefois le jeu de mots phonique (sékati-sékanté) apporte à cette critique une dénotation enjouée (pouvant faire rire qui est en train de lire). Et enfin, probablement pour rappeler la localisation des événements en France, on entend une accentuation française de la prononciation du nom « Ceccattì » (accent oxytonique). Peut-être est-ce un critique français en train de louer l’efficacité de son travail « Non smette di tradurre! » (Ceccattì, il traduit tout le temps!). S’agirait-il du critique français auquel Vegliante s’adresse quelques pages plus loin ? :
A un critico francese
Dunque su di me ti sei sfogato
Sei stato, devo ammettere, sfegatato
Attento ai pregiudizi ivi imbelli:
Da te, vermi e versi son gemelli
Après l’avoir entendu se défouler sur lui de façon violente (su di me ti sei sfogato […] sfegatato), le narrateur armé de son verbe, lui répond par une critique sévère car le parallélisme des deux mots « vermi e versi » crée un synonyme (chez toi, asticots et vers sont jumeaux) : le narrateur se défoulerait à son tour (avec un « Attento » menaçant) en laissant entendre que cette personne est privée de profondeur intellectuelle. Toutefois, cette attitude violente est immédiatement désamorcée si l’on interprète le ton de « attento » autrement et si l’on sait qu’en italien « Da te, » indique aussi la provenance géographique, et signifie, dans ce cas précis, « en France » afin de faire un simple constat linguistique (vers et vers sont jumeaux) : en français, le mot « vers » est à la fois homophone et homographe pour signifier deux choses différentes : l’animal au pluriel et la versification. Ces rencontres, ont le voit bien, sont aussi des retrouvailles (comme avec la ville d’origine, Rome, p. 44-45) et des occasions de partage entre le poète et ses lecteurs capables de reconnaître son caractère facétieux, voire espiègle et farceur.
Ce nouveau recueil est, sans nul doute, « la » rencontre entre l’auteur et ceux qui ont l’habitude de lire ses compositions. C’est un espace de rencontres, toujours ouvert et près à accueillir avec bienveillance lecteurs et écrivains de tous horizons.
Valérie T. Bravaccio