Virginie Gautier lit ici pour “Poesibao” cette belle “célébration de vivre et d’aimer mise en tension par sa finitude même”.
Christophe Manon “Provisoires, “Cinq Séries + un Dernier poème”, éd. Nous, 2022, 96 p., 14€
C’est bien du temps dont il est question dans ce recueil de Christophe Manon, du temps en gloire transitoire, une célébration de vivre et d’aimer mise en tension par sa finitude même. Comme ces vanités en peinture qui sont allégories de la fragilité d’une vie humaine, chargées de rappeler l’éphémère condition de l’existence. D’un temps qui passe donc, mais ici nulle vacuité des passions humaines bien au contraire, ce qui rend les poèmes vivants c’est cette mise en tension entre peur et désir, joie et désarroi, cœur inquiet et instants épiphaniques, ombres fantomatiques et soleil concret, entre un dire et un ressouvenir.
(…) l’augure de vibrants instants car s’il faut
à la fin n’être plus qu’un nom taillé
dans la pierre et deux dates autant dire quoi-
que rares les grâces et la beauté du monde (3. 51)
Trouver les moyens de dire, justement, c’est maintenir dans le présent, même si dans ce ressouvenir les vers parfois restent ouverts, l’enjambement marque un vide, la phrase ne peut se conclure, assumant si ce n’est un inachèvement tout au moins un certain désordre des sensations.
c’est aujourd’hui que nous sommes
hier c’était demain déjà
le jardin comme aujourd’hui
les plantes les arbres les oiseaux sont
nous y sommes peut-être y étions nous
comme si c’était demain hier déjà (…) (2. 38)
C’est que l’ode n’est jamais symbolique, ni idéale, elle est intime — même si elle en vient quelques fois à convoquer depuis l’intériorité d’un temps vécu et comme par rapprochement avec d’autres intériorités, un temps plus mythique, plus légendaire, un temps à faire parler les morts — les épiphanies qui nous sont révélées sont toujours profanes. On est toujours à hauteur d’homme et la phrase, comme une surface sensible, vient se ressourcer à l’endroit de l’expérience, au tactile vibratoire, au contact du monde : étable, foin orage, fraises, balançoire, bêtes, peau, langue, son des cloches, eau du thé, ruissellements, etc. Tout ce qui d’abord peut provoquer l’émoi — mot qui sied si bien au poète, car étant un trouble il est à la fois une émotion et une inquiétude — et tout ce que cet émoi charrie ensuite d’incarnations, odeurs, goûts et sensualités.
Émoi fait chant, on retrouve dans le phrasé de Christophe Manon ce séquençage particulier, en vers ouverts, en ruptures montantes, qui déplacent la respiration et repoussent l’aboutissement de la phrase, retenant le lecteur dans d’infime zones de suspens (du sens, du dire). Cette pulsation particulière, du cœur et du sang de la phrase, cette veine qui bat son rythme, se perçoit à la fois comme la valorisation d’une fragilité et comme la poursuite d’une énergie amoureuse.
(…) la peau n’est pas la peau la peau
est un frisson quelle est
cette douleur je prends soin
des désastres à venir j’organise
mes jours en bouquets
de silence j’écris j’ai peur je n’ai pas peur (…) (5. 77)
Et l’on imagine ce qu’il faut cultiver en soi de réceptivité pour se tenir à cet endroit, pour fixer en une phrase-poème chaque fois dimensionnée dans un souffle, les instants d’une « vie nouvelle » comme ré-engendrée par l’écriture — une Vita Nova en référence à la phrase de Dante qui referme le recueil : Tempus est ut praetermittantur simulacra nostra / Il est temps d’abandonner nos fictions. Sachant que pour Dante, à cette étape, il est temps de se vouer à la louange, c’est-à-dire aux mots, qui contrairement à l’amour ou à la vie, ne lui seront jamais retirés. S’en suit dans le recueil de Dante une ballade, à laquelle le poète s’adresse pour qu’elle s’en aille plaider sa cause : « Ballade, je veux que tu trouves Amour, qu’avec lui tu ailles devant ma dame… ».
De même, ces poèmes de Christophe Manon sont des sortes de messagers dans le temps, des messagers du temps, c’est comme tels qu’ils viennent au-devant de nous témoigner.
parmi bêtes en vain arpentant
les territoires paradoxaux du globe
sur l’étroit passage du présent (…) (3. 50)
Virginie Gautier
Christophe Manon Provisoires, Cinq Séries + un Dernier poème, éd. Nous, 2022, 96 p., 14€