“Je suis le fleuve” un poème du Péruvien Javier Heraud mort à 21 ans


Javier Heraud, Le Fleuve suivi de Le Voyage et autres poèmes, traduit de l’espagnol (Pérou) par Fanchita Gonzalez Batlle, Préface de Patricia Farazzi, L’éclat/poésie/poche, édition bilingue, 180 p., 10€.


Les éditions l’Éclat / poésie / poche ont fait paraître en octobre 2022 un recueil anthologique du poète péruvien Javier Héraud, dont « la poésie, intime et fulgurante, a laissé sur le continent sud-américain une empreinte que chaque génération reconnaît comme la trace indélébile d’une espérance toujours renouvelée pour la liberté de ses peuples. Semblable à son Fleuve, elle voyage de pierre en pierre, franchit les plaines et les cordillères, débordant et abreuvant tour à tour le paysage et les hommes, qui, avec elle, jamais ne craignent la mort « parmi les arbres et les oiseaux ».

Né à Lima en 1942, Javier Heraud fut reconnu très tôt comme l’une des voix majeures de la poésie sud-américaine grâce à ses recueils Le Fleuve et Le Voyage, parus en 1960 et 1961. Il meurt en 1963, sous les balles de la police péruvienne, sur les rives du fleuve Madre de Dios, aux confins de la Bolivie, alors qu’il vient de rejoindre les rangs de l’Armée de Libération nationale du Pérou. Il a 21 ans.


Javier Heraud, Le Fleuve suivi de Le Voyage et autres poèmes, traduit de l’espagnol (Pérou) par Fanchita Gonzalez Batlle, Préface de Patricia Farazzi, L’éclat/poésie/poche, édition bilingue, 180 p., 10€.
Contenu du livre : Le Fleuve suivi de Le voyage et Saison réunie traduit de l’espagnol (Pérou) par Fanchita Gonzalez Batlle et Voyages Imaginaires traduit de l’espagnol (Pérou) par Patricia Farazzi.

 

Extraits (Début du poème Le Fleuve)

1.
Je suis un fleuve,
je descends par
les pierres larges,
je descends par
les roches dures,
par le sentier
dessiné par le
vent.
Il y a des arbres autour
de moi assombris
par la pluie.
Je suis un fleuve,
je descends de plus en plus
furieusement
de plus en plus violemment,
je descends
chaque fois qu’un
pont me reflète
sur ses arches.
/
1.
Yo soy un río,
voy bajando por
las piedras anchas,
voy bajando por
las rocas duras,
por el sendero
dibujado por el
viento.
Hay árboles a mi
alrededor sombreados
por la lluvia.
Yo soy un río,
bajo cada vez más
furiosamente,
más violentamente
bajo
cada vez que un
puente me refleja
en sus arcos.

/

2.
Je suis un fleuve,
un fleuve,
un fleuve
cristallin dans le
matin.
Parfois je suis
tendre et
bienveillant. Je me
glisse doucement
dans les vallées fertiles,
je donne à boire des milliers de fois
au bétail, aux gens dociles.
Les enfants m’approchent le
jour,
et
la nuit des amants tremblants
reposent leurs yeux dans les miens,
et noient leurs bras
dans l’obscure clarté
de mes eaux fantastiques.
/
2.
Yo soy un río
un río
un río
cristalino en la
mañana.
A veces soy
tierno y
bondadoso. Me
deslizo suavemente
por los valles fértiles,
doy de beber miles de veces
al ganado, a la gente dócil.
Los niños se me acercan de
día,
y
de noche trémulos amantes
apoyan sus ojos en los míos,
y hunden sus brazos
en la oscura claridad
de mis aguas fantasmales.

/

3.
Je suis le fleuve.
Mais parfois je suis
sauvage
et
fort,
mais parfois
je ne respecte ni
la vie ni la
mort.
Je descends par les
cascades précipitées,
je descends avec furie et avec
rancœur,
je frappe contre les
pierres encore et toujours,
je les mets une
à une en miettes
interminables.
Les animaux
s’enfuient,
s’enfuient en fuite
quand je déborde
dans les champs,
quand je sème de
petits cailloux les
rives,
quand
j’inonde
les maisons et les pâturages,
quand
j’inonde
les portes et leurs
cœurs,
les corps et
leurs
cœurs.
/
3.
Yo soy el río.
Pero a veces soy
bravo
y
fuerte,
pero a veces
no respeto ni a
la vida ni a la
muerte.
Bajo por las
atropelladas cascadas,
bajo con furia y con
rencor,
golpeo contra las
piedras má y más,
las hago una
a una pedazos
interminables.
Los animales
huyen,
huyen huyendo
cuando me desbordo
por los campos,
cuando siembro de
piedras pequeñas las
laderas,
cuando
inundo
las casas y los pastos,
cuando
inundo
las puertas y sus
corazones,
los cuerpos y
sus
corazones.

//

4.
Et c’est alors que
je me précipite le plus.
Quand je peux atteindre
les cœurs,
quand je peux
les attraper par le
sang,
quand je peux
les regarder de
l’intérieur.
Et ma fureur
devient paisible,
et je me change
en arbre,
et je m’immobilise
comme un arbre,
et je me tais
comme une pierre,
et je suis muet comme une
rose sans épines.
/
4.
Y es aquí cuando
más me precipito.
Cuando puedo llegar
a los corazones,
cuando puedo
cogerlos por la
sangre,
cuando puedo
mirarlos desde
adentro.
Y mi furia se
torna apacible
y me vuelvo
árbol,
y me estanco
como un árbol,
y me silencio
como una piedra,
y callo como una
rosa sin espinas.

/

5.
Je suis un fleuve.
Je suis le fleuve
éternel du
bonheur. Je sens déjà
les brises proches,
je sens déjà le vent
sur mes joues,
et mon voyage à travers
bois, fleuves,
lacs et prairies
devient interminable.
/
5.
Yo soy un río.
Yo soy el río
eterno de la
dicha. Ya siento
las brisas cercanas,
ya siento el viento
en mis mejillas,
y mi viaje a través
de montes, ríos,
lagos y praderas
se torna inacabable.

/

6.
Je suis le fleuve qui voyage sur les rives,
arbre ou pierre sèche
je suis le fleuve qui voyage sur les berges,
porte ou cœur ouvert
je suis le fleuve qui voyage dans les pâturages,
fleur ou rose coupée
je suis le fleuve qui voyage dans les rues,
terre ou ciel mouillé
je suis le fleuve qui voyage dans les bois,
roche ou sel brûlé
je suis le fleuve qui voyage dans les maisons,
table ou chaise suspendue
je suis le fleuve qui voyage dans les hommes,
arbre fruit
rose pierre
table coeur
coeur et porte
revenus.
/
6.
Yo soy el río que viaja en las riberas,
árbol o piedra seca
yo soy el río que viaja en las orillas,
puerta o corazón abierto
yo soy el río que viaja por los pastos,
flor o rosa cortada
yo soy el río que viaja por las calles,
tierra o cielo mojado
yo soy el río que viaja por los montes,
roca o sal quemada
yo soy el río que viaja por las casas,
mesa o silla colgada
yo soy el río que viaja dentro de los hombres,
árbol fruta
rosa piedra
mesa corazón
corazón y puerta
retornados.

 

Javier Heraud, Le Fleuve suivi de Le Voyage et autres poèmes, traduit de l’espagnol (Pérou) par Fanchita Gonzalez Batlle, Préface de Patricia Farazzi, L’éclat/poésie/poche, édition bilingue, 180 p., 10€, pp. 22-31