La correspondance Guillaume Apollinaire – André Salmon


Les éditions Claire Paulhan publient la correspondance entre Guillaume Apollinaire et André Salmon (1903-1918). Lecture de Christian Désagulier


Guillaume Apollinaire & André Salmon, Correspondance 1903-1918 & Florilège 1918-1959, éditions Claire Paulhan,
488 p., 124 photos, 2022, 39€


Ce livre est comme la plupart de ceux que les éditions Claire Paulhan publient avec le soin bibliophile qu’on leur connait, aux caractéristiques matérielles toujours renseignées au colophon, un livre inverse en ce que sa nécessité se justifie par l’étoffe des notes en bas de page, dans celui-ci plus que dans les autres de par le mince volume des échanges réunis par Jacqueline Gojard du fait d’une amitié raccourcie par la mort précoce de Guillaume Apollinaire, dont le volume occupe les 9/10ème du livre imprimé en petit corps, de sorte que l’on devrait à plus proprement parler d’une correspondance imprimée en haut de page, des notes qui font du lecteur un figurant aux premières loges de cette reconstitution historique minutieuse dans un Paris en ébullition artistique, enrichie de nombreuses reproductions documentaires, décors qui achèvent de lui faire remonter le temps.

Quand deux écrivains débutant qui rêvent de se faire un nom sont l’objet d’un coup de foudre à la première rencontre, travaillent et sortent ensemble dans la même ville et c’est Paris où tournent déjà Max Jacob et Mécislas Golberg, font l’ascension de Montmartre où Picasso et Braque entachent leurs toiles, que s’écrivent-ils quand ils se quittent pour quelques heures à sacrifier au travail pécuniaire, la banque, le journalisme ? Ils s’adressent des missives pratiques en forme d’énigme dont ils ont seuls la clé pour se tenir informés des opportunités d’emploi à saisir, de leurs déplacements impromptus, de la tournure des choses et fixer un prochain rendez-vous avec à l’ordre des jours implicite ce qui entretiendra cette amitié.

Entre ces échanges succincts, fussent-ils rehaussés de jeux de mots sibyllins, de quelques poèmes de circonstances émouvants ou de déclarations solennelles, traversés de disputes et de réconciliations comme l’amour d’hauts et bas, nous marchons beaucoup dans Paris, participons à des réunions de poètes aux célèbres cafés où se croisent Jean Moréas et Paul Fort à La closerie des lilas, à la création d’une revue exemplaire, Le festin d’Esope (1903) dont le titre invitant à un fabuleux festin constitue l’unique programme à l’enseigne de la variété, dans l’athanor de laquelle une émergence nouvelle s’espère dont les deux amis seraient les initiateurs en ce prometteur début de siècle où les chevaux à l’avoine sont en passe d’être équarris pour des chevaux à vapeur carbonée dans laquelle nous terminons de cuire.

A cet égard, Alcools (1913) peut être lu comme un numéro spécial du Festin d’Esope, regroupant des poèmes d’inspiration médiévale, renaissante, symboliste, romantique, un recueil inactuel donc intemporel, polymorphe et c’est sa liberté, qui paient tribu à la chanson dont l’air infiltre jusqu’à la plus récente des compositions, verticale, modernisée in extremis par le retrait radical de la ponctuation appliqué à l’ensemble du recueil que l’on sait désormais consécutif à la lecture du manuscrit de La prose du transsibérien que vient juste de lui adresser Blaise Cendrars*. Apollinaire en berger des ponts de Paris, à la démarche zigzagante, indécidable, d’un qui aurait bu jusqu’à l’ivresse enthousiaste en artiste de la fougue et de la contradiction hérésiarque, un apollinien dionysiaque**.

Les Mémoires sans fin hyper-mnésiques d’André Salmon dont les recueils Poèmes (1905) et Féeries (1907) antérieurs à celui d’Alcools sont oubliés, sont étrangement timides pour ce qui concerne l’amitié qui l’unit à Guillaume Apollinaire, comme on découvre qu’il s’en fit le héraut post mortem dans ce Florilège d’éloges écrites jusqu’à ses derniers jours continue de nous en faire souvenir :

Et ma main sur tes doigts de musicien se pose
Car c’est la certitude et le repos permis
Quand tu fermes ta main sur la main d’un ami…


Se souvenir aussi que dans la même période de leur commune aventure, Marcel Proust qui vient de se voir refuser Les intermittences du cœur par Gallimard et Fasquelle, se remet à l’ouvrage Du côté de chez Swann et James Joyce termine Ulysses, que bientôt Dada va faire exploser tout ça aux tranchées de 14-18 avec un trou à la tempe à la fin, réel et symbolique, et André Breton bientôt initier un parti poétique à partir d’un adjectif forgé par Guillaume Apollinaire : vous avez dit sur-réaliste ?

Christian Désagulier

Guillaume Apollinaire & André Salmon, Correspondance 1903-1918 & Florilège 1918-1959, collection « Tiré-à-part », 124 photos et fac-similés couleurs. Édition originale, impression offset quadrichromie, à 500 ex., sur papier Olin Regular Creme 90 gr. et sous papier de couverture Fedrigoni Materica Acqua 250 gr. Éditions Claire Paulhan, 2022, 488 p., 39€.


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* En manière d’illustration sonore, Sur le Pont Mirabeau, une création lacanienne de Christian Désagulier d’après Guillaume Apollinaire et Franz Kafka (2001)

** Une passionnante étude de Pierre Caizergues aux Presses universitaires de la Méditerranée (2018) démontrant combien Apollinaire demeura un spectre familier pour Cendrars qui conçut un dépit créatif de ne pas avoir été reconnu par lui comme un pair, le laissant en quelque sorte orphelin.