Huit extraits du livre “Vacances romaines” lorsque “en chemin le piéton se fait logicien” et traverse Rome à sa manière.
Jan Baetens, “Vacances Romaines”, Les Impressions nouvelles, 2023, 96 p., 12€
Borges, une fois encore : Les livres, simulacres de mémoire. Le pluriel ici n’est pas un détail, un livre n’est jamais seul à exister, il se souvient d’autres livres, simulacres d’autres poètes, souvenirs d’autres lecteurs
Jan Baetens, Vacances Romaines, Les Impressions nouvelles, 2023
Mais aussi, c’est l’esprit de contradiction qui parle : tout livre digne de ce nom, s’il fonctionne réellement, fonctionne en enceinte fermée (…) C’est là sa différence avec la vie Julien Gracq).
(p. 5)
Dans la campagne anglaise, dit Orwell
La laideur, c’est l’homme
Et ses villes.
Mais entre deux de ces concentrations
Le train en trente minutes traverse un peu de non-ville,
C’est-à-dire d’inhumain et partant de beau,
A deux doigts du sublime.
Orwell, qui s’est battu en Catalogne,
N’a pas fait la campagne
D’Italie, dont la laideur
Vue depuis Rome est certaine.
(p. 9)
Sur ceux qui ont eu faim et faim de gloire
J’ai lu comme vous et oublié des livres oubliés,
J’ai retourné des pierres tâchées de sang
Et quand j’ai dû les tirer
J’ai poussé toutes les portes devant moi.
Comme donner comme les pauvres
Un quart de tour à la pauvreté ?
C’est sur moi qu’on s’est retourné, c’est moi
Qu’on regarde comme je ne regarde plus
Ni les hommes ni les livres
(En 1860 Giovanni Fiorelli invente le moulage en creux)
(p. 20)
Plus il s’allonge, plus le dictionnaire est pris en défaut.
Les couches de mot depuis la fondation
Plus épaisses que le sens des pierres
Sur piliers de pierre, puis sur piles de poussière.
Pourquoi encore regarder sa montre
Quand le train arrive toujours trop tard ?
Pourquoi lire ce qui va durer de toute façon ?
(Moteur)
(p. 24)
L’arbre à côté de la colonne ;
La mesure donnée de la
Nature à l’échelle humaine ;
La grande et petite soif aussi,
Qu’étanche une pluie
Ou une rosée ou l’espoir
D’une goutte de lait ; le peu
De chose et l’indifférence
Entre peu et beaucoup ;
Le jour, la nuit, le silence
D’une lame pour les diviser.
C’est tout cela qui manque ici
(p. 42)
08h55
En chemin le piéton se fait logicien,
Il se dit, avec ou sans point d’interrogation,
« Encore une rue où il n’y a rien à voir ».
Il comprend que
La phrase qu’il vient de prononcer
N’est pas vide de sens mais fausse.
En s’expriment de la sorte il a vu en esprit
Une autre vue où il n’y a rien à voir, etc.
Ce qu’on ne veut pas penser, on le pense
Quand même, se dit le philosophe.
L’infiniment grand n’est pas un
Multiple de l’infiniment petit.
L’infini n’a pas d’échelle.
L’infini n’existe pas, sauf pour nous.
(p. 50)
21h50
Rome prend, demande, échange, exécute
Des billets, des ordres, des commandes, des otages.
Et toi, passant, passeur,
A ton âge de liberté d’un autre âge,
Que fais-tu de ces pratiques
D’entrée dans la vie qui vieillissent mieux que toi ?
(p. 66)
3.
Adieu symboles, adieu
Couleurs, jolis fanaux
D’obscurité. Je retire l’échelle,
Je ne compte plus
Sur moi, fini de jouer
Aux interprètes de l’ailleurs
(p. 84)
Jan Baetens, Vacances Romaines, Les Impressions nouvelles, 2023, 96 p., 12€
Sur le site de l’éditeur
Comment parler de Rome ? Comment le faire après que tant d’autres ? Comment renouveler une veine qu’on pourrait croire épuisée ? Cette question ne surgit pas pour la première fois dans la poésie de Jan Baetens, qui aime s’attaquer à des sujets du quotidien et à la culture dite générale. Comme le titre l’annonce, l’ambition de ce recueil est d’établir un dialogue avec une des références les plus connues et durablement populaires de notre regard sur Rome : Vacances romaines, film réalisé en 1953 par William Wyler, avec Audrey Hepburn et Gregory Peck. Le présent livre n’a toutefois rien d’un «remake»: l’histoire qu’il raconte n’est pas ouvertement amoureuse, les lieux qu’il décrit ne se retrouvent pas forcément dans les guides touristiques de Rome, ce qui s’observe est souvent une matière de langue. L’imagination, enfin, n’y perd pas ses droits : tous les chemins mènent à Rome, mais la poésie garde le droit de traverser la ville de manière plus rêveuse, sans toutefois perdre le contact avec le réel.
Jan Baetens est l’auteur de quelque vingt recueils de poésie, dont récemment Après, depuis (2021) et Tant au tant (2022 – édition quadrilingue : français, anglais, néerlandais, chinois).
Les styles et thèmes de ses livres varient considérablement, mais leur point de départ est toujours le même : la vie quotidienne, refaite et repensée par la littérature. Il est également l’auteur de nombreuses études sur les rapports entre textes et images, dont Le roman-photo (avec Clémentine Mélois) et Adaptation et bande dessinée. En 2020, il a publié le « remix » d’une collection privée de ciné-romans-photos, Une fille comme toi.